Baltimore, à l'orée des années '90. Agglutinée autour du ring, la foule en liesse scande à gorge déployée les noms des deux boxeurs. Les badauds exultent au rythme des coups, à la vue du sang et au bruit mat des poings frappant la chair. Une arène, un duel de gladiateurs. Esteban, de son jeune âge, assiste lui aussi au spectacle, au côté de Joseph, son père. Une réunion de famille. Les Wallsworth au complet. Le patriarche et ses deux rejetons. L'un à côté de lui, l'autre sur la scène, accusant avec peine les attaques de son adversaire, plus robuste, plus vif. Une mise à mort, une lutte inégale, pour la plus grande joie des spectateurs avides d'horreur. Le père voyait son aînée se faire dérouiller, mais ne s'en offusqua pas. Au contraire. Esteban, lui, profondément atteint de voir son frère dans pareille situation, ne comprenait pas, de son jeune âge, les rouages du petit jeu auquel il participait, impuissant. Il regarda son père. Le visage fermé, dénué d'émotions, ses yeux cherchaient frénétiquement les réactions d'une troupe d'hommes en noir, non loin du ring. Des bookmakers, des businessmans, des crapules. Eux, n'avaient rien à voir avec le reste de la foule. Eux, ils étaient là pour le fric, et rien d'autre. Ces derniers semblaient complètement satisfait de la tournure du combat, et se frottaient certainement déjà les mains du magot qui leur tendait les bras, promesse d'un match perdu par Wallsworth. Joseph était impliqué dans la magouille. C'était lui, qui avait suggéré à son fils de perdre, de se laisser écraser par son ennemi, certainement en retour attendait-il une récompense alléchante provenant de la somme des paris. Esteban comprenait peu à peu le plan sordide de son père. Intérieurement, il se refusait d'y croire. Un bruit sourd éclate sur la scène. Son frère heurte le sol, comme un pantin désarticulé, les yeux fixant le néant. Lui se lève, instinctivement, prêt à se jeter vers sa seule famille. Son père le retient, et ancre son regard au sien. Il lui assure que tout ira bien, qu'ainsi était faîte la vie. Qu'il fallait savoir faire des sacrifices, pour devenir un Homme.

La famille Wallsworth n'était pas un nom inconnu,  dans le quartier. Des assistés, des caids, des voleurs, des alcooliques, des gens qu'il fallait éviter, pire que la peste ou le choléra. Une mauvaise réputation fondée sur les rumeurs, les commérages, mais qui tenait la route sur pas mal de points, pour dire vrai. Le père était un ancien soldat de l'Us Army, sorti des rangs pour son comportement violent et nuisible, et son penchant avéré pour le rhum et le gin. Il traîne pas mal de casseroles, et vit aujourd'hui d'aides sociales, un peu, et de trafics variés, beaucoup. Il passe le plus clair de son temps à diriger ses affaires de sa maison en friche, avachi dans son fauteuil, et meurt à petit feu devant le football Américain. Ses deux gosses, quant à eux, fruits d'unions avec deux femmes différentes, s'occupent du sale boulot. Il y a Sullivan, dit Sully, le plus grand, le plus fidèle, le plus barje, sans conteste. Chien fou, il canalisait ses pulsions dans la boxe, en cognant sur les autres. Ca ne marchait pas vraiment, en fait. Aujourd'hui, paralysé, il maudit son existence de son fauteuil roulant, en déversant sa haine et sa colère contre le plus jeune de la fratrie. Esteban, lui, est indubitablement l'esprit tranquille de la famille, le plus réfléchi, mais subit inévitablement les frasques de son géniteur. Parce que on ne choisit pas où l'on tombe, sa vie, son destin. Alors, il exécute les souhaits d'un patriarche sans scrupules et avide d'argent. Pour lui, il vole, il racket, il tabasse, parce que c'est son père, parce que c'est lui, son frère, sa seule famille, son seul repère.  

Annapolis, dans le Maryland, hiver 2009. Esteban était impossible à identifier derrière les vitres teintées de la berline Allemande, à l'arrêt, non loin de la TD banque, antre de toutes les fortunes du comté. Dans très exactement 3 minutes et 27 secondes, il devra allumer le contact, et plaquer l'accélérateur, pour déguerpir de la zone au plus vite, et rejoindre un point de ralliement bien précis, à 30 minutes de sa position. Il tenait le volant, mains gantées, prêt à faire feu, les yeux rivés sur le décompte de son GPS. Il paraissait d'un sang froid inébranlable, d'un professionnalisme presque terrifiant. En réalité, il bouillonnait de l'intérieur, captivé par l'adrénaline, et la peur. Il n'en était pas à son premier coup, mais il subsistait toujours chez lui une part d'appréhension. La crainte de se faire prendre, de crouler en prison, ou de mourir, tout simplement. Des coups de feu l'extirpent brusquement de sa fausse léthargie, puis une sonnerie, stridente et en boucle. Des voitures de polices surgissent derrière lui, laissant son calme légendaire se dissiper au profit d'une panique soudaine. Il songe à quitter l'endroit, alors qu'un homme se dirige enfin vers lui, un sac en bandoulière accroché à ses épaules. Il reconnait Colin. Ce dernier saute dans la voiture, Esteban ne cogite pas plus longtemps avant d'écraser la pédale. "Où sont les autres !?" "Foutus. Ces mecs étaient armées, et ont tirés … Ils m'ont eu aussi ..." La voix de l'Irlandais était basse, il suffoquait, et semblait souffrir. Wallsworth jette un rapide coup d'œil vers son passager. Son haut était maculé de sang, et de son ventre dégoulinait d'une plaie béante une giclée que Colin tachait d'épancher avec sa main. Vainement. Il allait mourir, comme les autres. Esteban ne priorisait pas l'état de son acolyte. Il n'avait qu'une seule idée en tête ; sortir de ce guêpier.  Plus loin, après avoir échappé aux forces de l'ordre, à l'abri dans le sillon d'une forêt isolée, ils purent enfin faire état de la situation. Critique. Le criminel rendait ses derniers souffles. Alors, pour abroger ses souffrances, le pilote dégaina un automatique sur la tempe du condamné, le doigt sur la gâchette. Une détonation sourde fend le silence cadavérique. Point final. Esteban était désormais seul, avec le butin.

To be continued