«
Tout doux, petit. » Le type a levé les deux mains en signe de paix, un demi-sourire aux lèvres. Ses paumes se tendent vers le gamin planté à quelques mètres à peine, dents serrées et babines retroussées. Ses poings à lui sont fermés ; impossible de savoir si le sang qui s’en égoutte est celui de l’adolescent à terre, ou celui que ses ongles font perler en entamant sa propre chair. Son regard brillant passe d’un des deux types à l’autre, sans parvenir à savoir quel comportement adopter.
Y a quelque chose de pas clair, chez ces deux-là. Il le sent, il le
sait. Des types peu fréquentables, il en a vu passer plus souvent qu’à son tour, dans la boucherie de son beau-père. Faut dire qu’ils sont pas basés dans un bon quartier, et qu'il faut bosser avec un flingue sous l’comptoir pour avoir une chance de survivre aux voleurs de petite frappe qui sévissent aléatoirement sur les commerces du coin. Et ces deux gars, il les classe d’office dans la catégorie de ceux face à qui on fait profil bas, et qu'on sert avec un sourire tout en gardant une main à proximité de l’arme. Le genre de qui il émane une aura étrange, mais pourtant fascinante. En temps normal, il rebrousserait chemin pour retourner à quelque occupation susceptible d’aider sa mère et son beau-père à boucler la fin du mois.
Mais pas là.Là, c’est plus compliqué. Parce que là, y a l’gamin qui gît à ses pieds, et qui ne se relèvera probablement jamais. Là, il s’est un peu trop énervé, et il a cessé de se contrôler. Les deux types l’ont vu, et sont restés plantés dans un coin à l’observer. Maintenant, il est à leur merci. Il sait que courir ne servira à rien, mais il refuse d'attendre sagement que les flics viennent l'attraper. Réalisant à peine ce qui vient de se passer, et peu certain de comprendre l’impact qu’aura sur sa vie la chute trop violente de ce garçon à peine plus vieux que lui.
«
On t’fera pas de mal. On veut pas d’ennuis. » Un regard vers le corps inerte ; un sourire léger, coincé entre la compassion et le carnassier. «
Toi, en revanche, tu risques d’en avoir. » Ses yeux se posent à nouveau sur le rouquin, debout, le visage éclaboussé de paillettes pourpre. «
Je pense que t’es assez intelligent pour te rendre compte que t’es dans la merde. J’me trompe ? » Toujours pas de réponse. Il attend, le petit sauvage — attend de voir ce que l’autre a à lui proposer. «
Comment tu t’appelles ? » Une seconde de flottement. Un nom rauque, grinçant. «
Alastar. » L’autre sourit finalement de toutes ses dents. «
Eh bien, Alastar. Que penserais-tu d’un peu d’aide pour te sortir de ce pétrin ? » «
Et en échange, vous allez vouloir quoi, hein ? » Il le sait, le p’tit. Il le sait, qu’il est dans la merde et que cette fois, il ne s’en sortira pas. La police l’a déjà arrêté à plusieurs reprises pour des bagarres, et sa mère est à bout. Il sait qu’à ce rythme, il est bon pour la maison de correction, ou pour faire tomber le seul lien du sang qu’il lui reste en dépression. Et l’beau-père peut rien faire pour l’en empêcher — foutu substitut de paternité, trop occupé à faire les comptes de son commerce en criant devant le football. Rien à foutre de ce que son beau-fils peut bien faire. Rien à foutre des ennuis qu’il peut bien s’attirer ; tant qu’ça lui fait pas perdre d’argent, où est le problème ?
«
Je l’savais que t’étais un malin, toi. » Et le regard de l’adolescent lui répond pour les mots :
les flatteries, ça marche pas ; abrège. «
On va juste vouloir que t’écoutes la proposition en or qu'on a à t’offrir. Non seulement tu t’en tireras sur ce coup-là… » Un vague mouvement en direction du cadavre tandis qu’il se redresse, laissant ses mains retomber. «
… Mais en plus tu vas pouvoir aider ta mère à boucler ses fins de mois. » La suspicion qui déborde des yeux bleus, les paupières qui se plissent ; l’autre voit que sa cible est perplexe, et qu’il va en falloir un peu plus pour le convaincre. «
Réfléchis bien, y aura pas de deuxième fois. Même si ce gamin n’était qu’une petite enflure, il méritait pas qu’tu lui éclates la tête sur le bitume comme ça. Tu vas finir en détention pour mineurs, et vu ton casier, tu vas p’t-être même rester bouclé après ta majorité. Nous, on peut régler ça, et en plus on te file du boulot à plein temps. T’as rien à perdre. Franchement, qu’est-ce que t’attends pour signer ? » Les bras se sont ouverts, comme pour l’accueillir. Et l’adolescent, lui, sait qu’il n’a pas le choix. Il sait que s’il refuse la proposition, il finira exactement là où ce type le prédit — pas besoin d’être devin pour savoir que ses actes seront cher payés. Dans l’fond, à part sa liberté qu’a-t-il bien à y laisser ? Son intégrité vient de foutre le camp en même temps que la vie du blondinet à ses pieds. Il a trop à perdre, et on lui offre beaucoup à y gagner — pourvu qu’il soit prêt à recommencer.
La proposition tourne dans sa tête. Il sait qu’il ne peut pas refuser. Il sait qu’il a besoin de s’en tirer, et que faire rentrer un peu d’argent dans ses poches ne lui fera pas de mal. Il n’est pas stupide, et il sait que les gars pour lesquels travaille ce type ne sont pas des enfants de chœur. Mais mouillé pour mouillé, pourquoi ne pas saisir l’opportunité ?
Ses poings se desserrent, ses épaules retombent. Ses mâchoires se décrispent, et sa moue enragée retourne progressivement à l'impassibilité. Il essuie le sang sur ses joues du coin de la manche, regardant le cadavre à ses pieds. Lorsque ses prunelles retombent sur le type face à lui, il ne cille pas, déterminé. «
Ok. Mais vous restez loin d’ma mère. » Le sourire du type s’élargit encore un peu plus. La compassion a disparu ; seul le carnassier est resté. «
Well, I think we have a deal, Alastar. » C’est le début de la fin, et le gamin le sait. Pourtant, il ne peut pas s’empêcher de se sentir calmé, presque serein face au chemin noir qui s’est déployé face à lui, et qu’il a délibérément choisi.
Welcome aboard, boy.Y a le sang qui goutte sur l’émail blanc, la lumière qui grésille au-dessus de sa tête. Le miroir sale ne lui renvoie qu’un reflet sombre, la crasse qui recouvre le verre teinté masquant presque les éclaboussures rouges sur sa joue. L’eau s’écoule lentement sur la lame, la purgeant de la prise de la soirée. Un boulot bien fait, une marchandise efficacement protégée —
comme d’habitude. Ce job n’était pas des plus catholiques, mais il faisait l’affaire ; ça remplissait les fonds de tiroir, ça payait les factures au bout du mois, et ça forçait un certain respect sur ses capacités. Qui plus est, il ne se voyait pas vraiment faire autre chose de ses dix doigts. Découper d’la viande, c’était dans les gênes — le boulot de son père, avant d'être celui de son simplet de beau-père. La seule différence, c’était que ses parents ne s’étaient toujours arrêtés qu’aux vaches, porcs, agneaux et poulets.
Il secoue la lame, attrape le torchon laissé sur le bord du lavabo pour l’essuyer. Il la vérifie avant de la ranger, et prend le temps de laver ses doigts salis par l’hémoglobine, noyé dans ses pensées. Une fois débarbouillé, il se change sans plus tarder, jetant un coup d’œil à l’horloge accrochée dans un coin du salon sobrement meublé. Il va être à l’heure. Une veste enfilée, des escaliers dévalés. En moins de deux, le vent lui gifle les joues et lui fait rentrer le menton dans son col, tandis qu’il prend le chemin du point de rendez-vous fixé avec
Désirée.Il ne supporte pas le surnom dont on l’a affublée, mais s’efforce de ne pas commenter. Pas sa place, pas son job. Ce qu’on lui demande de faire, c’est de la surveiller, et de récupérer les types qu’elle attire dans ses filets. Un travail ingrat, mais qui a au moins le mérite de lui permettre de garder un œil sur elle en tout temps. Les premières semaines, ç’avait été compliqué ; mais les mois passant, la petite sauvage semblait s’être habituée à lui — à peu de choses près. L’adaptation s’était faite des deux côtés, et il s’était pris d’un certain intérêt à s’assurer qu’elle ne risque rien.
« Il te tient à cœur, ton boulot », lui avait-on plusieurs fois ricané au nez ; un ou deux coups bien placés, et les plaisantins avaient cessé de rigoler.
Désirée savait parfaitement se débrouiller seule. Seulement, elle jouait pour l’instant dans une cour peuplée d'un peu plus grands qu’elle, et mieux valait quelqu’un pour assurer ses arrières, le temps qu’elle n’apprenne à savoir également le faire.
Elle est là, elle attend. Contre le mur, ses multiples tresses blondes encadrant son visage boudeur, menton baissé. Il plisse les yeux en s’approchant ; pas besoin de lunettes pour voir le bleu qui s’étale sur le haut de sa pommette, cernant son œil. «
Qui t’a fait ça ? » Ça ne le regarde pas, et elle n’est pas du genre à le lui dire. Il le sait. Mais la question est tombée comme un couperet, en guise de salutation ; savoir sa
protégée maltraitée, ça ne lui plaisait pas.
Vraiment pas. «
Laisse faire, je gère. » Il relève légèrement le menton, laissant son regard suspicieux rencontrer celui de défi de la jeune fille. Pas moyen de faire tomber cette barrière-là, et elle a sûrement trop de fierté pour accepter une proposition d’aide de sa part. Va falloir jouer autrement. Trouver une astuce pour permettre que ça ne se reproduise pas —
jamais. Et pour ça, faut y aller doucement. «
Viens, j’te paye à déjeuner avant qu’on s’mette à bosser. » Et après ça, il commencera à s’occuper de son cas. À défaut de pouvoir toujours la surveiller du coin de l’œil, il lui apprendra une bonne fois pour toute à se débrouiller sans lui.
≈ ≈ ≈«
Cette petite pute a essayé d’me baiser. » Sans ciller, il affronte le regard de l’homme en face de lui. L’animosité de son vis à vis l’agresse franchement, mais il se contient. Ses poings restent ouverts, son expression impassible. Pas question de s’énerver, pas question de le frapper. S’il fait ça, il est bon pour être abandonné au fond de la baie en pièces détachées avant la fin de la soirée. Alors, comme d’ordinaire, il joue ses cartes prudemment. Conscient que ça ne changera rien, conscient que Tiziano ne changera pas d’avis. Il se sent trahi, et c’est justifié. Seulement, si Clover avait voulu les faire tous coffrer, elle l’aurait déjà fait. Elle était agent fédéral depuis assez longtemps pour être capable de prouver au moins un nouveau meurtre que son ancien
protecteur aurait pu commettre, le faire mettre derrière les verrous, tenter de le faire parler, et commencer à démanteler lentement leur petite organisation. Mais elle n’en avait rien fait ; pas pour l’instant. Tout était encore en place, et les hostilités n’étaient pas lancées. Mais au fond de lui, il savait que rien n’y ferait. Il savait que quand Julio s’était ramené en beuglant qu’il avait vu
Désirée avec une plaque de flic, les années d’efforts pour faire tourner les regards de Tiziano ailleurs et laisser Clover vivre en paix avaient été réduites à néant. Désormais, il ne pouvait plus rien pour elle.
«
La lutte contre le crime organisée est déjà suffisamment après nous pour qu’tu leur donnes une raison valable de foncer. Un crime contre un agent fédéral alors qu’ils cherchent qu’à nous coincer, c’est leur faciliter la vie. C’est tout c’que je dis. » «
C’est quoi ton putain d’problème ? » «
J’ai pas envie d’finir mes jours en taule pour une vendetta contre une gamine qui s’souvient probablement même pas d'comment on s’appelle. »
Mensonge. Il savait qu’elle n’oublierait jamais. Il voit le visage de Tiziano se rapprocher du sien, babines retroussées, l’air mauvais. «
Essaie de m’en empêcher, pour voir. » Et alors que l’homme passe à ses côtés, le O’Creary ne bouge pas. Il ne le suit pas des yeux, laissant son regard s’abandonner à un point invisible, quelque part dans la pièce. «
On règlera ça en rentrant. Surveille mes affaires d’ici là. » Mâchoires serrées, pas assez fou pour provoquer le chef de ce petit comité, il ne répond pas. Il sait que son boss le respecte suffisamment pour ne pas le faire envoyer six pieds sous terre pour un simple désaccord. Ce n’est pas le premier qu’ils ont, c’est un fait ; avec le temps, le vulgaire petit chien est passé au statut respectable d’homme de main. Lorsqu’il discute les ordres, c’est toujours avec bienfondé — et ça vient probablement de lui sauver la peau. Il n'était d'ailleurs pas rare qu'il fasse entendre raison ;
mais pas ce soir. Ce soir, Tiziano se sent trahi, et il a décidé d’y remédier. Ce soir, Alastar a échoué ; un échec qui coûtera la vie de deux innocents. Un échec qui lui laisse par avance un goût des plus amers collé au palais. Un goût dont il ne pourra pas se débarrasser, pas cette fois — et il le sait. Clover et son compagnon seraient les cadavres de trop dans les décombres.
Ce soir serait la fois de trop.
PART THREE – TAKE ME TO CHURCH /
x, florida, usa / greensboro, géorgie, usa.
L’ambiance froide de la chambre d’hôpital le dérange. Il détonne autant qu’à l’ordinaire, tassé dans le fond d’une chaise, observant la silhouette immobile dans ce lit aseptisé. Incapable de la lâcher des yeux, incapable de simplement se lever et s’en aller. Incapable de faire comme si de rien n’était et de prendre un livre, et incapable de faire autre chose que de la regarder. Jamais il n’a prononcé le moindre mot, en quatre visites. Mais cette fois, c’est différent : la dernière fois qu’il met les pieds dans cette chambre, la dernière fois qu’il la voit dans cet état. Il est venu le lui dire, mais les mots restent coincés dans sa gorge. Il peine à croire que ce qu’on dit est vrai, et que les gens dans le coma peuvent entendre ce qu’on leur dit. C’est comme parler à quelqu’un qui dort, comme parler à un mort ; pour lui, il n’y a aucun intérêt. L’infirmière lui a dit un certain nombre de fois de ne pas hésiter. Pourtant, rien n’y fait.
Un soupir. Il se redresse, se penche vers l’avant. Ses coudes se logent sur ses genoux, et ses mains se croisent au-dessus du carrelage blanc. Il ne la lâche pas des yeux. Un raclement de gorge, léger. C’est maintenant ou jamais.
J’suis venu te dire que j’m’en vais. Une de ses mains se sépare de sa jumelle, vient frotter sa barbe de quelques jours.
J’ai réglé mes affaires. J’reviendrai pas. Y a quelque chose de pas naturel, à être là ; ça laisse les mots coincés dans sa gorge, sans qu'il soit capable de les prononcer. Ça fait quatre fois qu’il se tape les sept heures de trajet, mais chaque visite lui semble pire que la précédente. Heureusement, il n’y en aura pas de cinquième.
Il la dévisage, incapable de ne serait-ce que lui murmurer quoi que ce soit. À quoi bon raconter sa vie à quelqu’un qui ne peut pas vous répondre ? Ses yeux clairs ne la quittent pourtant pas, noyés de pensées. Ses affaires sont réglées, et Tiziano a accepté sa démission. Sous certaines conditions très étroites, certes, mais cela lui laissait à croire qu’il ne tenterait pas de le tuer sitôt qu’il aurait le dos tourné. Et le cas échéant, il se chargerait de rappeler à son ex-employeur qu’ils étaient dans les termes de leur contrat, et que quiconque se mettrait à lui courir après verrait son espérance de vie drastiquement diminuer. Qui plus est, le mafieux savait que son homme de main n’était pas stupide, et qu'il avait tué suffisamment de petits rats pour savoir que jouer au plus offrant avec la police ne lui attirerait que des ennuis avec son ancienne vie. Tout c’qu’il voulait, c’était un coin de paix. Et si Tiziano s’avisait de revenir sur sa parole, le coin de paix se transformerait en protection de témoins pour l'ancien homme de main, et les affaires en Enfer pour le mafieux. L’italien le savait, et il n’était pas assez con pour se mettre lui-même dans un merdier trop gros pour pouvoir s’en sortir d'une pirouette.
Ses yeux se ferment, ses doigts massent ses paupières. La fatigue lui pèse, et la hâte de partir se fait de plus en plus pressante. Sauf que cette fois, c’est pour bientôt. Pour demain, plus exactement ; entasser ses maigres paquets dans le coffre de la Chevy Impala 1970 grise qu’il se traînait depuis plusieurs années, et prendre la route. Sans destination précise, sans but arrêté. Vers un endroit où il n’avait pas encore décidé de s’arrêter, histoire de voir où sa route le mènerait, et de semer habilement tout éventuel poursuivant avant de s’établir pour de bon. Courir après les impertinents et faire souffrir les innocents pour sans cesse un peu plus d’argent, c’était fini pour lui. Sa plus grosse perte était allongée sous ses yeux — la perte qui avait déclenché le processus de retrait des affaires. Les mois avaient passé depuis que la jeune femme était tombée dans le coma, mais le temps qu’il avait pris pour raccrocher avait été nécessaire. Et cette fois, c’était le dernier salut. Cette fois, c’était fini.
«
J’suis sincèrement désolé de c'qui t'est arrivé. » Ses prunelles froides s’étaient reposées sur la silhouette inerte. Incapable d’articuler autre chose, incapable de faire quoi que ce soit. Un instant, il songe à lui prendre la main, et finalement renonce. Ça ira comme ça.
D’toute façon, elle n’entend pas. Sans un mot de plus, il se lève. Avec un dernier regard, yeux plissés et front traversé d’une expression indéchiffrable, il sort de la chambre.
Désolé qu’t’aies dû payer pour un choix de vie plus honorable. Désolé que t’aies été punie pour t’en être sortie.
Désolé d’pas avoir pu les en empêcher. Désolé qu’ça te soit arrivé à toi.
Et surtout désolé parce que, si c’était à refaire, j’le referais.≈ ≈ ≈«
J’suis pas sûr de bien comprendre. Tu veux que quoi ? » La belle brune lève les yeux au ciel, un soupir exaspéré sifflant entre ses dents. «
J’t’en prie. » Elle tourne les talons, ramenant à l’arrière de son oreille une mèche noire échappée de son chignon de fortune. «
C’est juste pour quelques semaines. Le temps que ça se replace entre son père et moi. » Elle fouille dans son sac, en sort son téléphone portable. Un coup d’œil, quelques clics. Lorsque son regard revient sur l’homme, il n’a pas bougé. Ses yeux froids sont toujours vrillés sur elle, inquisiteurs. Ça doit être un canular, y a pas d’autre option possible. Rien qu’un
fuckin’ canular. «
Écoute, je sais que c’est un service un peu… Étrange à demander, mais– » «
C’est pas tout à fait l’mot que j’avais à l’esprit. » Un soupir. «
J’ai peur qu’elle ne recommence à faire des conneries si elle n’est pas encadrée. Son père peut pas la gérer en ce moment, et moi non plus. Je sais qu’ici elle n’aura pas le temps de s’ennuyer. » «
Mets-la au couvent. » «
Pour qu’elle aille dessiner des symboles sataniques sur toutes les fenêtres ? Bonne idée. » «
J’suis pas une nounou. » Rapide haussement d’épaules. «
Alors embauche-la. » À ces mots, les iris azurés temporairement égarés reviennent se braquer dans les prunelles foncées qui lui faisaient face sans ciller. Fallait au moins reconnaître une chose à Lisbeth : elle avait du cran. Oser se pointer là, deux ans à peine après leur divorce, et lui demander de garder un œil sur sa nouvelle belle-fille pour pas qu’la gamine recommence à fuguer et à fréquenter des gens louches, c’était plutôt gonflé. Ils avaient beau ne pas s’être quittés en mauvais termes, il y avait une différence entre se rendre d’occasionnels petits services et demander...
Ça.
Pourtant, le silence qui accueillit la dernière proposition de la jolie brune lui avait fait savoir qu’elle gagnait du terrain, et qu’elle venait d’ouvrir une brèche qu’il lui fallait pousser. «
Toi et moi, on est bien placés pour savoir que travailler ça aide à faire rentrer les choses dans l’ordre. Elle a fait de l’équitation pendant presque huit ans, et déléguer le soin des chevaux te libèrera plus de temps pour finir de retaper l’étage, et peut-être même commencer l'écurie avant la fin de l'année. » Un soupir exaspéré lui répond, alors qu’il lève les yeux vers le plafond, irrité de se sentir ainsi piégé. «
C’est juste pour quelques semaines. Un mois ou deux, à tout casser. Un peu de compagnie te fera pas de mal, tu crois pas ? » Il lui tourne finalement le dos, sans un mot. «
S'il te plait, Gideon. » Les yeux de l’homme se perdent par la fenêtre, quelques instants. S’il y avait bien une chose dont il ne souffrait pas depuis qu’il avait pris possession du ranch, c’était la solitude. Il avait rapidement rencontré Lisbeth, après quelques semaines à peine à profiter de la tranquillité. Et il fallait croire qu’il avait vu en elle quelque chose qui méritait de refaire une troisième fois la même erreur : au bout d’un an et demi de vie commune, il avait accepté la proposition de mariage de la jeune femme. Une idylle qui avait, dans le fond, été plus longue que les deux précédentes. Et qui, surtout, s’était beaucoup moins mal terminée. Leurs relations restaient aujourd’hui cordiales, et il n’avait rien à lui reprocher. Mais la solitude qu’il avait retrouvée depuis qu’elle était partie ne le dérangeait absolument pas — et elle le savait. Elle tentait juste, une dernière fois, le tout pour le tout.
Il n’y a plus rien d’autre que le silence, et un dos pour lui faire face. Les mains de l’homme se sont posées sur le comptoir, ses yeux scrutent le pré qui s’étend à l’arrière de la propriété, sans pourtant vraiment voir les quelques bêtes qui y traînent un sabot léger. Il n’avait pas acheté le ranch pour les chevaux, mais bien pour la bâtisse et le coin où elle se situait. Il en avait gardé quelques-uns, mais sans compter sur eux pour le faire vivre ; c’était la seule compagnie qu’il lui était permis d’avoir, dans son domaine un peu retiré. Quand Lisbeth ne venait pas lui faire une petite visite improvisée, à tout le moins.
Et elle venait d’ailleurs de ramasser son sac, la brunette. Hissant la bandoulière sur son épaule, lançant un dernier regard sur la silhouette qui lui tournait toujours le dos. Ses clés de voiture dans la main, elle se tourne vers la porte. Avant d’ouvrir le battant, elle laisse un léger silence planer, finissant par le rompre en un simple mot, posé sur la scène comme un rideau. «
Merci. » Pas de réponse. Elle referme la porte derrière elle, démarre le véhicule et remonte l'allée en un nuage de poussière, sans qu'il n'ait bougé.
Quand elle reviendrait, elle serait accompagnée. Quand elle reviendrait, ce serait pour une nouvelle fois signer la fin d'une tranquillité qu'il estimait pourtant avoir méritée.
Tant pis, puisqu'il le fallait ; mieux valait souffrir quelques semaines de compagnie que de laisser délibérément une âme encore secourable s'enfoncer jusqu'à perdre de vue la lumière. Il doutait de mieux dormir à cette simple idée, mais qu'avait-il à perdre d'essayer ?
PART FOUR – WHO WILL SAVE YOU NOW /
greensboro, géorgie, usa / somewhere, usa.
«
Écoute-moi. Calme-toi. » «
J’y arrive pas. J’y arrive pas. » Elle halète, tremblante et tétanisée. Les larmes affluent dans ses yeux gris, et l’homme n’est pas sûr de savoir comment les gérer. Les effusions de sentiments à contenir, ça n’a jamais été son truc. Surtout lorsque les paroles ne seront d’aucune utilité face aux maux qui sévissent.
Surtout lorsqu’il sait que rien ne va s’arranger.La panique de Zola se diffuse autour d’elle, amas de mauvaises ondes auxquelles il est exposé. Pourtant, elles ricochent sur lui sans même l’ébranler ; s’il y a bien une chose à laquelle il n’est pas sujet, c’est à céder à la peur et à l’anxiété. Il y a de quoi, il ne le nie pas : depuis que les premiers cas de l’épidémie avaient été répertorié, tout n’avait fait qu’empirer. Progressivement, ils avaient vu le monde s’écrouler, les remparts de la civilisation s’effondrer. Leur coin de paradis n'avait plus été qu’une partielle et temporaire illusion de tranquillité, suffisamment à l’écart de la ville pour leur permettre de s’organiser. Lui n’avait aucune intention de bouger ; les premiers jours, il est parvenu à dissuader la belle-fille de Lisbeth de s’en aller retrouver son père sur un coup de tête : on lui avait demandé de garder un œil sur elle, et c’était ce qu’il s’était appliqué à faire. Avant que le réseau ne soit saturé puis coupé, un unique coup de fil audit paternel avait ordonné à l’adolescente de rester au ranch jusqu’à ce qu’ils viennent la chercher. Ils n’étaient, bien entendu, jamais arrivés.
Ils avaient barricadé le bâtiment principal, limitant les entrées et les sorties. Pendant quelque temps, il n’y avait rien eu à signaler ; malgré la peur, Zola se prenait encore à espérer que ses parents viendraient la chercher. Tant bien que mal, elle avait essayé de convaincre son protecteur de les accompagner, lorsque son père arriverait. L’homme avait réservé sa sentence, aussi impassible qu’à l’ordinaire ; néanmoins, elle savait qu’il ne voyait aucune raison valable de quitter cet endroit. Une part d’elle pouvait le comprendre, et cette même part l’acceptait. Une part qui s’était même sentie en sécurité, pendant ces quelques jours, et pendant les quelques mois qui avaient suivi l'arrivée des premiers rôdeurs dans les parages.
«
Gideon… Gideon… » «
Calme-toi. » «
J’Y ARRIVE PAS ! » Les larmes se jettent sur ses joues en même temps que le cri hors de sa bouche. Elle en oublie la prudence, les règles élémentaires de sûreté qu’il lui a indiquées ; avec un peu de malchance, le cri aura signalé leur position à des rôdeurs plus qu’il ne l’aura soulagée. Et alors qu’il voit ses lèvres s’entrouvrir à nouveau, prêtes à laisser éclater les sanglots qui montent de sa poitrine frêle, il réagit. Elle a un léger sursaut lorsqu’elle sent les bras se refermer autour d’elle ; mais contre toute attente, l’étreinte est tiède et rassurante. Et elle s’y noie, la gamine, ne cherchant plus à comprendre ce qui passe par la tête de l’homme, et oubliant tout — tout, sauf son désespoir, enfin autorisé à être pleuré.
Alors qu’elle se niche comme un animal apeuré, ses yeux à lui restent grand ouverts. Il jette un rapide regard au sang qui rougit le parquet, et à la trace de morsure qui balafre le mollet pâle. Il la sent trembler, et ses doigts se glissent dans ses cheveux, en un ultime effort pour la calmer. Au milieu de quelques spasmes, il sent son corps commencer lentement à s’affaisser ; sans un mot, il l’accompagne jusqu’au sol et se cale dos contre le mur. «
J’ai froid… » «
Ça va aller. » Pas de trémolos dans sa voix, pas d’hésitation. Ses yeux balayent la pièce autour de lui, s’arrêtent un instant sur le verre d’eau qu’elle a descendu d’un trait, comme il le lui a recommandé. À son oreille, il entend les mots se déliter ; elle tente de parler, mais plus rien ne s’accorde. Et finalement, elle cesse d’essayer, continue de se laisser aller.
La dose de kétamine commence à faire effet.Il cesse les caresses dans les cheveux, arrête de la bercer. Elle ne tremble plus, mais il la sent respirer. Ses doigts viennent chercher son pouls ; il s’est calmé, bien que rendu filant par la fièvre. Il sait que d’ici quelques secondes, le produit qu’elle a ingéré à son insu fera complètement effet.
Sous peu, tout sera terminé. Elle n’est plus qu’un poids mort, affaissé contre son épaule. La dose qu’il lui a servie était suffisante pour la faire basculer dans l’inconscience ; il ne demandait rien de plus. Lentement, ses doigts vont tirer le couteau toujours coincé dans sa botte. La tête de Zola retombe contre son bras. Sa main libre va se caler sous son crâne, le soulevant légèrement. Ses yeux s’attardent un instant sur le visage détendu par l’inconscience, délavé par la fièvre.
Y a pas l’choix ; c’est ce qu’il se répète inlassablement, depuis qu’il a empêché le rôdeur de lui bouffer la jambe, et qu’il l’a traînée à l’intérieur.
Y a pas l’choix. De toute façon, elle s’en sortira pas.La lame du couteau s’enfonce à la base de la nuque, perfore le crâne. Il l’enfonce jusqu’à la garde, alors que le corps se relâche une dernière fois, en un imperceptible tressaillement. Le sang chaud ruisselle sur sa main, son poignet. Son visage reste impassible, et ses yeux aussi froids qu’à l’ordinaire.
Mais au creux de sa cage thoracique, son cœur s’est finalement enrayé.
≈ ≈ ≈Se lever, et se rendre compte qu’on continue de respirer. Regarder ce qu’il reste du monde, se rappeler ce qu’il a été. Les débris de la civilisation commencent à dater, les souvenirs s’effritent. Ça fait bien longtemps que la radio n’émet plus l’invitation à la zone 51 ; bien longtemps que les dernier rêves se sont envolés. Mais en a-t-il jamais fait ?
Il ne se souvient plus de la dernière fois qu’il a croisé un visage amical. Il se souvient juste que le dernier gars qu'il a vu a essayé d’le mener en bateau, et de lui faire croire qu’ils pouvaient s’aider. Il se souvient lui avoir accordé le bénéfice du doute, avoir partagé avec lui ses provisions du soir en s’disant que de toute manière, il serait vite fixé. Il se souvient parfaitement l’avoir entendu se lever en pleine nuit, et l’avoir vu se mettre à fouiller dans ses affaires. Il se souvient de sa présence juste au-dessus de lui, du couteau lentement sorti. Il se souvient de la poigne familière de sa propre lame dans sa main, de la chaleur du sang sur ses doigts.
Y a des vieilles habitudes qui ne changent pas.Il a arrêté d’essayer de se joindre aux groupes depuis bien longtemps déjà. La seule expérience qui ait bien fonctionné, ce fut celle qui précéda son départ du ranch, lorsqu’il accueillit une petite troupe, l’espace de plusieurs semaines. Lorsque la situation avait dégénéré et qu’ils avaient dû filer, tout s’était effondré. Après ça, il n’avait fait que rallier les groupes qu’il avait croisé pour une nuit ou deux, troquant quelques biens dont ils avaient besoin contre ceux qu’il lui manquait.
Depuis quelques mois, la présence de Maximus lui facilitait le transport de tout ça. Il avait trouvé un coin où circuler, quelques chemins où la présence des rôdeurs s’était raréfiée, avec le temps et les passages à main armée. Au final, il n’est pas sûr que grand-chose ait changé. Pour c’qu’il en reste, l’humanité est simplement occupée à autre chose qu’à raconter des conneries à la télé. Mais tous les matins, elle continue de se réveiller. Tous les soirs, elle continue d’aller s’coucher, se demandant si ce ne sera pas la dernière fois. Elle respire toujours, sait toujours parler, marcher. Ses pensées sont toujours perverties pour la survie, et elle s’est adaptée.
Depuis quelques années maintenant, l’habitude de tuer pour ne pas être tué n’avait juste plus à être dissimulée.