Les premiers jours de l’isolement avaient fini par avoir raison de sa bonne humeur. Déjà qu’en temps normal la gothique voyait ses émotions et son moral tourner aussi vite qu’une girouette sous la pression du vent, mais là, avec le manque de luminosité combiné à l’enfermement, Evy commençait sérieusement à dérailler. D’ici peu, elle finirait comme Livia, un électron libre qui subit et fait subir. Elle oublierait ses délires et se complairait dans sa réalité. Lorsqu’elle était dehors, avec l’ombre du danger permanent au-dessus de sa tête et l’obligation de la survie, la trentenaire gardait toujours un pied dans la réalité, ancrée au moment présent même lorsque ses émotions tentaient de la porter ailleurs. C’était dur et douloureux, mais elle n’avait d’autre choix que de s’y accrocher. Désormais, c’était différent. Enfermée et techniquement hors de danger, le cerveau malade d’Evy avait tout le temps et le loisir de la torturer et de rattraper le temps perdu, de revenir à cette période complexe d’avant l’apocalypse. Heureusement, elle avait fait la connaissance de Gabriel, un homme encore plus mal en point qu’elle – du moins en avait-elle l’impression – et elle pouvait s’accrocher à cette volonté de vouloir l’aider pour ne pas sombrer trop loin ni trop longtemps. Sauf qu’aujourd’hui, dès le réveil, Evy avait senti que la journée serait compliquée. Qu’importe, elle allait devoir faire avec, et les autres aussi. D’humeur teigneuse, elle se promit d’éviter de discuter avec son voisin de cellule pour ne pas le blesser involontairement. En revanche, elle se ferait un malin plaisir de provoquer les gardiens. De toute façon, ce n’était pas comme si elle avait autre chose à faire dans ces quelques mètres carrés… C’est ainsi que, accroupie au fond de sa cellule, l’envie de faire du mal à quelqu’un l’étreignant, elle finit par sentir l’odeur du feu. Relevant son visage, Evy attendit de voir ce qu’allait décider les gardiens et s’approcha de la porte, avant de refermer ses doigts fins autours des barreaux. Clairement, quelqu’un tentait de s’échappait en usant d’un stratagème plutôt grossier, à moins que ladite personne soit aussi sensée qu’elle en ce moment-même, autrement dit loin d’être dans un état reconnu normal par le reste des survivants. Rapidement, des collabos – comme Evy appelait alors ceux qui avaient accepté le mode de vie sous les ordres de Vance lorsqu’elle était un mauvais jour – débarquèrent pour éteindre les flammes qui avaient pris avec une rare vélocité. La gothique se demanda alors comment ce prisonnier avait pu se procurer de faire un feu pareil… Une réflexion qu’elle oublia aussitôt qu’elle aperçut une silhouette. Cette personne… Non. Evy refusait d’y croire. Ça ne pouvait être que le fruit de son imagination, de son cerveau malade et abîmé par des années de médocs. Comment est-ce que ça pourrait être lui ? Quel pourcentage de chance – ou plutôt de malchance dans son cas – existait-il pour qu’elle retombe sur l’homme qu’elle avait aimé, ici, en plein milieu de ce camp fasciste post-apocalyptique ? D’abord paniquée, Evy lâcha les barreaux pour se cacher dans l’obscurité de sa cellule. Mais étant à la fois dans une sorte d’état second, elle revint vers la porte de sa cellule et saisit le bras de celui qu’elle pensait reconnaître au moment où il passa devant sa cellule, peut-être dans le but de s’assurer qu’il était bien une hallucination et rien de plus. Hélas, la vérité était tout autre… « Impossible… Tu ne peux pas être là. Tu ne peux pas être vivant. » déclara-t-elle dans un souffle qui tenait du murmure. Tout cela n’avait pas de sens, ou en tout cas, ça n’en avait actuellement plus pour elle. Elle avait travaillé trop dur pour oublier ce chapitre de son existence, ce n’était donc pas possible qu’il réapparaisse de façon aussi brutale alors même qu’elle était, une fois de plus, dans une situation de faiblesses.

Le passé devrait toujours rester là où il est : dans le passé. Evy avait suffisamment souffert et fait souffrir pour que celui-ci vienne la gifler au moment où elle s’y attendait le moins. Et pourquoi devait-il le faire d’ailleurs ? Ce monde ancien, ce funeste passé dont elle refusait de se souvenir, il faisait partie d’une autre époque. Une ère révolue qui ne reviendrait jamais. Alors pourquoi fallait-il que ces deux mondes entrent en collision ? A quelle fin, sinon pour plus de souffrances ? Parce que des réponses, il y avait bien longtemps qu’elle n’en voulait plus, et qu’elle ne comptait plus en donner. Quel enfant voudrait d’une mère folle à lier ? Quel enfant voudrait d’une mère qui l’avait abandonné ? Quel père laisserait une telle mère l’approcher à nouveau ? Non, il valait mieux que tout le mal qui avait été commis reste ainsi, dans l’oublie d’une autre vie. Pourtant Evy, dans un geste totalement impulsif, venait d’agir exactement dans le sens inverse de ce qu’elle avait souhaité. Mise en cellule et Iwan étant apparemment affecté en tant que pompier ou quelque chose du genre, ils auraient très bien pu ne jamais se croiser. Et même si un feu s’était déclaré, Evy aurait très bien pu rester dans son coin et ne pas remarquer celui qui venait éviter que les déviants ne finissent tous comme des poulets rôtis. Mais surtout, vu l’immensité des États-Unis et de la planète bleue, vu les années qui avaient passé et le monde qui avait sombré, la probabilité qu’ils se retrouvent étaient infime. Et pourtant… Alors qu’elle posait sa main sur lui, l’arrêtant dans son élan et le rattachant par la même à un passif commun, Iwan mit un peu de temps à la resituer, avant que son visage ne se mette à prendre des couleurs, comme si son sang venait de se figer dans ses veines. Bien vite il la reconnut, sûrement pour sa plus grande colère, avant de dégager son bras de son emprise. « Faut croire que si. » répliqua-t-il sur un ton sec. Des mots qui eurent pour effet de les faire reculer d’un pas chacun, comme s’il venait de se prendre un électrochoc. Mais à la vérité, n’était-ce pas ce qui venait de se passer ? « Comment tu peux être là, toi ? T'es pas morte bien avant tout ça ? » Des paroles qui l’atteignent comme des balles en plein cœur. Elle y ressent toute cette fureur qu’il peut éprouver, des sentiments qu’elle a été elle-même connu avant de les noyer dans la dépression. Déjà instable de nature, Evy sait que cette confrontation va la laisser encore plus morte intérieurement qu’elle ne l’est déjà. Car non, contrairement à ce qu’il laisse entendre, l’ex-couturière de renom n’est plus vivante depuis longtemps. Ne le voit-il pas ? Elle est morte au moment même ou elle a quitté la maternité sans son enfant, sans se retourner, sans rien dire à personne. Elle est morte de l’avoir abandonné. Mais ça, il ne le comprendrait pas. Il ne le comprendra jamais. Après cette défection maternelle, comment pourrait-elle lui dire qu’il avait joué un grand rôle dans l’équation de son départ ? D’autant qu’au fond, ce n’était clairement pas une raison pour ce qu’elle avait fait. Cet enfant était le fruit de ses entrailles, la chair de sa chair, son propre sang. En neuf mois qu’elle l’avait porté, ils avaient déjà partagé bien plus que la majorité des humains en une vie. Alors non, c’est vrai, il n’était pas une excuse bien qu’il l’ait fait souffrir. Et son bébé n’avait pas mérité d’en subir les conséquences. Pour toute réponse à sa question, la gothique se retira lentement au fond de sa cellule. « Si. » fut tout ce qu’elle trouva à répondre, baissant la tête et se pelotonnant contre le mur. Quant à cet enfant – dire leur enfant lui étant aussi insupportable qu’injuste – elle n’osa en demander aucune nouvelle. Elle avait renoncé à cette légitimité il y avait fort longtemps maintenant.

Ce fantôme n’eut pas besoin de prononcer le moindre mot pour qu’Evy sente la colère sourde qui l’habitait. Rien que son regard et la tension qui avait accaparé l’air ambiant depuis leur ‘retrouvailles’ démontraient combien il n’était pas ravi de la revoir. Et on le serait à moins ! Mais elle n’a pas envie de se battre, de se justifier. De toute façon, elle sait pertinemment que ça ne servirait rien, qu’il n’écouterait pas. Et même si elle avait une excellente excuse, pourquoi la croirait-il ? Après tout, elle aurait pu laisser un mot, une explication. Mais rien. Elle avait juste disparu du jour au lendemain. Le pire dans tout cela, c’était qu’Evy était incapable de dire si elle regrettait ou non. Parfois, elle était prise de remords si intenses qu’ils la rendaient malade à en mourir, et d’autres jours elle était persuadée d’avoir pris la bonne décision. Se sentant incapable d’élever un enfant en étant coincée avec un homme qui ne ressentait rien pour elle, sans compter qu’elle aurait du lever le pied sur sa carrière, l’ex-couturière et styliste avait simplement vu son équilibre bouleversé, plus que sa maladie n’avait pu le supporter. La dégringolade avait été rapide. Bien sûr elle n’en avait jamais parlé à Iwan. Avouer qu’elle devait prendre des médocs pour causes de trouble bipolaire, non merci. C’était le genre de confidence qui changeait le regard des gens, surtout celui de ceux qui ne comprenaient pas les maladies mentales, qui en avaient peur ou qui pensaient tout simplement que ça rimait avec folie incontrôlable. Néanmoins, Evy se disait que ce n’était pas si faux. Elle s’était déjà faite peur elle-même par ses propres réflexions démesurées, ses crises d’euphories puis de dépressions. Pourtant cette question continuait de la taraudait : qu’est-ce que la normalité ? Et qui pouvait prétendre avoir la réponse absolue et l’imposer aux autres ? Une autre chose encore la travaillait. Elle espérait ne pas avoir refilé cette satanée maladie à son enfant. Quoi qu’il en soit, après le choc de ces retrouvailles, Evy était maintenant recroquevillée au fond de sa cellule. Le visage d’Iwan et la fureur qui émanait de lui rouvraient d’anciennes blessures qu’elle avait toujours peiné à panser, et qui coulaient encore régulièrement au gré de ses humeurs changeantes. « Mais qu'est-ce que tu es devenue... » En voilà des mots presque comiques à ses oreilles. Car si Iwan ne s’était jamais douté de ce côté sombre qui l’habitait – comme la majorité de son entourage d’ailleurs – Evy avait toujours eu l’impression que c’était ça qu’elle était vraiment, et que l’autre n’était qu’un pantin destiné à lui ouvrir la vie en société. Oh bien sûr elle adorait son job, et elle aimait aussi être bien fringuée exactement comme elle le faisait lorsqu’elle était dans sa vie normale. Après tout la mode c’était elle qui l’imaginait, la concevait, la créait. Mais elle n’était pas que ça. Il y avait ces ténèbres installées en elle, à chaque fibre de son être. Impossible de leur échapper. Elles ne partaient jamais en vacances non plus, même en plein soleil. Et à force d’être mises de côté, d’être ignorées, elles avaient ressurgi de la manière la plus brutale qui soit, à un carrefour de sa vie où Evy n’avait pourtant pas le droit à l’erreur. Elles avaient gagné. Quittant tout, cherchant à s’extraire d’une vie qui lui échappait et dans laquelle elle se sentait étouffée, la suite avait été pire pour elle. Comme le dit l’expression, elle était tombée de Charybde en Scylla. Finalement, Iwan reprit la parole. « Dis-moi au moins que tu t'es fait vacciner que ça justifie un peu... Tout ça ! » Tout ça quoi ? Au début Evy ne comprit pas. Elle était restée bloquer sur le passé, songeait encore à cet abandon maternel et, d’une certaine façon, à cet abandon de domicile. C’est pourquoi elle ne répondit pas tout de suite. Lorsqu’elle comprit enfin où il voulait en venir, Evy releva son visage et aperçut Iwan aux barreaux. Elle ne l’avait pas entendu bouger. Comme anesthésiée et repartit dans un autre monde, celui de son passé, son environnement lui semblait lointain. Jusqu’à ce que finalement elle lâche un « Non. » simple mais direct. Contrairement à lui, le ton employé ne fut pas incisif. Evy sembla réfléchir puis compléta sa réponse en se relevant, mais tout en restant loin de sa portée. « Quelle importance de toute façon ? Ça changerait quelque chose ? » demanda-t-elle en revenant peu à peu à la réalité, indifférente et lasse. Quoi qu’elle dise ou fasse, Evy savait que cette conversation ne pourrait pas bien tourner. Alors autant se prendre tous les poignards de son mépris et de rancœur maintenant, ça leur ferait gagner du temps.

Elle l’agaçait, elle le sentait. Ils n’avaient peut-être pas vécu une super et incroyable histoire d’amour, puisque de l’amour Iwan n’en n’avait jamais eu pour elle, mais elle l’avait connu suffisamment longtemps pour savoir interpréter ses réactions. Et à vrai dire, c’était presque comique de constater qu’il avait fallu qu’elle fasse la pire chose au monde pour qu’il soit autre chose que lisse et indifférent à son égard. Bien sûr, Iwan n’avait pas été que cela envers elle, mais pour Evelyn, ça revenait à la même chose. Et il était toujours plus facile de blâmer une autre personne en plus de soi, plutôt que de s’accorder tous les torts. Aussi, devant l’impatience qu’il devait ressentir en attendant qu’elle aborde le sujet de leur fils pour pouvoir déchainer toute sa haine et sa rancœur contenues depuis des années contre elle, la gothique s’était d’abord contentée de laisser sa culpabilité l’envahir à nouveau. Elle s’était ainsi recroquevillée au fond de sa cellule, mais c’était sûrement aussi parce qu’elle avait eu besoin d’accuser le choc de cette réapparition. Et puis Iwan avait insisté, lui lançant des piques méprisants dans le but, sans doute, de la faire réagir. Evy s’était alors relevée, et l’avait confronté, mais toujours sans parler de leur enfant. Elle savait qu’il n’attendait que ça, sauf qu’elle refusait de le laisser soulager ses émotions, alors qu’elle-même ne connaitrait jamais ce sentiment. Il voulait la satisfaction de lui dire tout le mal qu’il pensait d’elle, mais elle comptait bien ne pas lui faciliter la tâche. « Non, ça ne changerait rien du tout. » admit-il, le ton de sa voix trahissant la tension qui l’habitait. Alors quelle importance qu’elle soit encore en vie ? Qu’elle ait ou non reçu le prétendu vaccin contre la zombification ? « Mais ça expliquerait au moins que tu sois dans cet état. Cela aurait aussi expliqué que tu ne sois plus la petite poupée toujours bien apprêtée mais cette espèce de... Déchet que tu es devenue. » Sans savoir pourquoi, Evelyn éclata de rire. Peut-être son côté fou, mais pas que. Sa réflexion ne faisait que confirmer ce qu’elle avait toujours su. Iwan s’arrêtait aux apparences, et ne se gênait pas pour juger les autres alors qu’il ne valait pas mieux. C’était bien pour cette raison qu’elle n’avait jamais osé lui parler de sa maladie. Quant à cette poupée toujours bien apprêtée et à ce déchet – comme il se plaisait à le dire – ce n’était que deux facettes d’une même pièce. Simplement, elle lui avait toujours montré le côté qui lui plaisait, à lui et aux autres. A présent qu’elle avait basculé de l’autre côté, son côté sombre avait pris le dessus, et comptait bien garder sa place. Il avait été ignoré pendant des années, à présent c’est lui qui mènerait la danse. « Moi au moins, j’ai changé, et tant mieux si ça ne te plait pas. Toi en revanche, tu es toujours aussi macho. » lui lança-t-elle sans ménagement. Enfin, changé, c’était vite dit. Il y avait toujours eu cette gothique en elle. Evy avait juste décidé de la cacher et de choisir un chemin plus lumineux. Jusqu’à ce qu’elle perde pied avec sa grossesse et à la naissance de son fils, sachant pertinemment qu’Iwan ne l’aimait pas et ne l’aimerait jamais. Elle s’était sentie comme prise dans un étau, et avait pris une décision aussi rapide que terrible. « J'imagine que l'apocalypse ne peut pas réussir à tout le monde. » conclut-il. Mais à cette dernière phrase, Evelyn afficha un sourire en coin. Elle était cinglée, pas stupide. Elle savait parfaitement qu’il se donnait un genre pour ne pas perdre la face et garder sa position de dominant sur elle dans ce bras de fer verbal.  « Oui, je ne doute pas que ton poste doit te plaire. » fit-elle avec ennui et indifférence. « Après tout, c’est très important de savoir éteindre un feu, ça demande des compétences particulières. En comparaison de ton ancien boulot, tu es monté en grade, c’est sûr. » se moqua-t-elle. Tous deux cherchaient à énerver l’autre, à le pousser à bout. Mais dans leur cas, ça ne pouvait que mal se finir, Evelyn ignorant la vérité sur son fils. Parce que dans le cas contraire, elle ne s’amuserait pas à le tourmenter. Elle serait trop occupée à pleurer sur sa propre détresse.

A part son cynisme, Evelyn n’avait plus grand-chose d’autre. Elle avait la douleur, les regrets, les remords, la folie, la solitude, le néant… Mais pas grand-chose d’autre. Alors devant les mots blessants d’Iwan, il était évident qu’elle ne ressentait que peu d’émotions, d’autant qu’elle connaissait les raisons de la haine de ce dernier. Parce que, oui, à ce niveau-là, c’était de la haine. Et Evy le comprenait. Elle le comprenait et pourtant… il y avait quelque chose qui l’étonnait. Jamais ô grand jamais elle ne s’était attendue à ce qu’il ne devienne un père aussi exemplaire, lui qui n’aimait personne d’autre que lui-même. Il était certainement persuadé qu’elle était seule responsable de son choix d’avoir abandonné son enfant. Penser qu’il n’avait rien à voir là-dedans devait le rassurer. Mais dans la réalité des choses, il avait sa part de responsabilité. S’il avait fait des efforts pour se mettre à sa place et qu’il avait fait les efforts pour rasséréner, Evelyn ne se serait sans doute pas enfuie comme elle l’avait fait. Mais c’était plus simple de fermer les yeux et de rejeter toute la responsabilité sur l’autre, n’est-ce pas ? La gothique n’avait même pas envie de débattre là-dessus avec lui. Elle savait par avance comment il réagirait, à tout renier en bloc. Ça devait être bien d’être aussi insensible, et de se croire supérieur à tout le monde. Ainsi, on n’avait jamais tort et on ne faisait jamais aucune erreur. Alors pour elle, si, ça avait tout à voir, qu’importe ce qu’il en disait. « Cela n'a absolument rien à voir avec le reste. » Une fois encore, il cherchait à se défendre. A croire que c’était ce qui était le plus important pour lui, son image. « Non, bien sûr. » se contenta-t-elle de répliquer en levant les yeux au ciel. Au moins cette conversation avait l’avantage de lui faire comprendre qu’elle avait bien fait de ne pas rester à ses côtés, enfant ou non. Ils n’étaient pas faits pour s’entendre, et se seraient entredéchirés, exactement comme ils le faisaient à cet instant précis. Lui toujours en colère, elle pleine d’amertume. Evelyn ne se privait d’ailleurs pas pour se moquer de lui et lui renvoyer la monnaie de sa pièce. « Tu parles beaucoup pour quelqu'un qui a perdu la boule et se trouve derrière des barreaux sans rien pouvoir faire d'autre de sa journée que les observer. » Sérieusement ? Evelyn haussa un sourcil. « Ah oui, j’avais oublié que tu aimais les stéréotypes. Tu préfèrerais que je me balance d’avant en arrière en murmurant des paroles incompréhensibles ? » le railla-t-elle, son rictus toujours en coin et lui lançant un regard plein de défi. Bien sûr, elle ne comptait pas lui dire qu’elle avait déjà connu ça dans ses heures les plus sombres. Par fierté bien sûr, mais aussi parce qu’Iwan faisait partie de ces gens qui voyait les « fous » comme des choses méprisables. En fait, d’une manière générale, Evelyn se demandait ce qui était assez bien pour lui. Aimait-il même son propre fils de la bonne façon ? La gothique fut prise d’un doute tout à coup. « Et tu penses parvenir à sortir de là un jour ou tu préfères te la couler douce ici ? » La voix d’Iwan la sortit de ses pensées. Ça lui réchauffait toujours le cœur de voir combien il la méprisait. Il faudrait sérieusement qu’elle s’interroge sur le pourquoi du comment elle était tombée amoureuse de lui… « Eh bien me la couler douce me paraissait pas mal, mais maintenant que je sais que tu es là, je vais sûrement voir pour sortir d’ici. » lui assura-t-elle avec un étrange détachement. Iwan pourrait ainsi penser qu'elle le ferait uniquement pour l'embêter, mais ses raisons étaient toutes autres. Car le fait est que si Iwan était là, Joseph y était forcément aussi ! Et il était grand temps qu’elle se réconcilie avec son passé et qu’elle rectifie le tir de ses erreurs. Partir ne l’avait pas aidé à résoudre ses problèmes, bien au contraire ! De plus, Joseph avait besoin de connaître sa mère, de connaître la vérité et non pas les mensonges que son père avait certainement déversés sur son dos. Qu’elle était partie à cause de sa maladie, de ses peurs et de ses angoisses, et non pas parce qu’elle ne l’aimait pas ou qu’elle n’était qu’une grosse égoïste. Forte de ces convictions, Evelyn se sentit prête à soulever des montagnes et à aplanir tout obstacle sur son chemin. Et pour revoir son fils, la gothique était prête à tout, mais surtout à ne rien laisser se mettre en travers d'elle et de son fils, pas même Iwan. Surtout pas Iwan. Quoi qu’il fasse, dise ou pense, l’amour d’une mère était plus fort que tout, et il ne gagnerait pas cette guerre. Les retrouvailles se feront, la vérité triomphera, et il ne pourra rien faire pour s’y opposer.

Elle était habituée aux remarques sur sa tenue et sur son apparence en général. Il y avait donc bien longtemps qu’elle s’en moquait, si tant est qu’elle s’en soit souciée un jour. Mais venant de lui, c’était vraiment petit. Elle se serait attendue mieux de sa part. Pas que ça la blesse, simplement il lui semblait se souvenir qu’il était plus intelligent que ça. Cependant… il fallait bien reconnaitre que le choc devait être grand. La dernière fois qu’il l’avait vue, elle était certes enceinte, mais elle était aussi et surtout bien apprêtée comme on s’y attendant venant de la part de la couturière de renom qu’elle était devenue. Alors la revoir après toutes ces années dans une cellule d’isolement et toute de noire vêtue avec des piercings, ça devait surprendre oui. Pourtant, certains jours, Evy aimerait redevenir cette autre personne qui vivait dans le même corps. S’habiller selon ses humeurs et ses envies. Malheureusement, dans ce monde où on vous mettait dans des cases, elle devait tenir le cap de ce qui composait majoritairement sa personnalité. Et depuis son craquage, ce qui la définissait le plus était son instabilité. Ses idées noires aussi, ne la quittaient jamais. Surtout maintenant qu’elle n’avait plus accès à un traitement adéquat. Pour autant, elle n’était pas que cela. Il y avait ces jours où la maladie semblait s’être résorbée, comme un cancer en rémission. Et ces jours-là, Evy pouvait enfin être elle en réunissant les deux côtés de ce qui la définissait. Comme tout le monde, elle était faite d’ombre et de lumière, d’espoir et de rêve. Parfois, elle ne pouvait s’empêcher de se dire que, si elle avait été sincère avec Iwan, les choses auraient pu être bien meilleures qu’elles ne le sont aujourd’hui. Malheureusement, ses sentiments pour lui étaient trop forts et elle craignait de le perdre alors qu’il ne nourrissait déjà pour elle qu’une attraction physique. Parce que soyons honnêtes, s’ils avaient réellement partagé plus que cela, ils n’en seraient jamais arrivés là. Evy n’aurait pas fui, ou il l’aurait rattrapé à temps. Mais ils s’étaient brisés aussi vite qu’ils s’étaient attachés. Et aujourd’hui, ils en étaient là, à se cracher des horreurs aux visages plutôt qu’à tenter de se comporter comme des adultes posés et responsables. Les blessures invisibles rendaient fous les saints d’esprit, et irrécupérables les aliénés. D’ailleurs, en parlant de ça, la gothique ne se laissa pas faire lorsqu’il mentionna qu’il ne s’attendait pas à la voir si « saine d’esprit », tout cela parce qu’elle n’était plus la couturière coquette qu’il avait connue. C’est par pique qu’elle lui répondit, habituée à ce genre de commentaire désobligeant. Ce à quoi le beau blond musculeux répliqua d’un « Ce serait le plus logique. » un peu perplexe. Mais la presque quarantenaire n’y prêta pas attention.

Finalement, la conversation en vient à sa présence ici, en isolement. Lui qui l’a connu parfois pragmatique mais surtout calme et diplomatique, il devait vraiment se dire qu’il ne connaissait rien d’elle. Mais n’était-ce pas le cas de tout le monde ? Après tout, Evy elle-même ne pouvait prétendre le connaître… Surtout pas après autant d’années et après ce qui s’était passé. Sans compter que la paternité avait dû le changer aussi… Dans tous les cas, la gothique n’avait pas fini ici à cause de son refus d’aider Vance ou parce qu’elle était devenue paresseuse. Non, elle était ici parce qu’elle était considérée comme dangereuse. Elle ne pouvait blâmer le responsable d’Ellia de la juger ainsi. Elle-même, dans certaines périodes particulièrement sombres, se faisait peur. Mais maintenant qu’elle le savait ici, accompagné sans nul doute de leur fils, elle avait une raison supplémentaire de faire des efforts pour sortir. Elle le prévint d’ailleurs qu’elle finirait par être dehors à son tour, et la détermination que l’on pouvait lire sur son visage ne laissait place à aucun doute sur le fait qu’elle y parvienne. « Ma vie à Ellia n'en sera que plus formidable ! » riposta Iwan, bien qu’il semblât surpris par ce retournement de situation. Alors elle se posa une question : à quoi s’était-il attendu de sa part en sachant qu’il était là ? Évidemment qu’elle voulait retrouver son fils ! Elle était prête à tout pour ça ! Cette erreur incommensurable qu’elle avait faite de l’abandonner à son père à la naissance, elle devait forcément pouvoir la réparer au moins un peu. Elle était prête à y passer le restant de sa vie. « J'imagine qu'on se reverra bientôt à l'extérieur alors. Tu m'as l'air si déterminée que cela ne peut que bien se passer pour toi ! » Evy est surprise que cette fin de discussion se passe si simplement. Comme si Iwan s’était débarrassé de sa colère qui l’animait pourtant au début. Avait-il dit ou fait quelque chose pour qu’il finisse par se montrer plus calme ? Peu probable. Il masquait peut-être mieux celle-ci. En tout cas, la gothique sentait une énergie nouvelle s’infuser dans tout son corps. La promesse de revoir son fils lui donnait des ailes. « En effet ! Je te dis à très bientôt. » déclara-t-elle avec détermination, et même une pointe de défi dans la voix. Si elle s’était sentie mal avant de le voir, elle avait maintenant la rage au ventre de s’échapper d’ici pour retrouver la lumière du soleil et, avec lui, le visage de son enfant.