The world has teeth

La main gauche crispée sur le volant, Elli est nerveux. Cela fait tout au plus quelques heures que la neige a cessé de tomber et depuis l'aurore, la voiture ne s'est jamais arrêtée. Ils sont à présent au Nevada.
Sur la plage avant trône la carte des Etats-Unis, repliée sur elle-même pour ne présenter que l'ouest du pays. Elli ne peut pas s'empêcher de la regarder toutes les minutes pour vérifier s'il n'emprunte pas la mauvaise direction, s'il suit toujours le chemin qu'Anton a tracé en rouge vif sur le papier usé. Après tout, si l'on devait donner une note au sens de l'orientation du Nebraska, on serait probablement dans le négatif - il serait capable de se perdre sur les routes américaines, droites, perpendiculaires et interminables. Mais ce n'est cela qui le stresse autant. Non, ce qui le fait se mordiller la lèvre et tapoter le volant des doigts, c'est le vrombissement anormal qu'il entend. Quelque chose ne va pas avec la voiture, et Elli n'a aucune idée quoi. Il n'y a rien sur le tableau de bord, aucun voyant rouge, rien qui indiquerait quelque chose. S'ils ont besoin de quelque chose à cet instant, ce n'est certainement pas d'un problème d'origine inconnue. Mais que peuvent-ils faire d'autre, sinon continuer à rouler ? Elli n'y connait rien en mécanique, et après avoir demandé à Anton, il s'avère que lui non plus. Il n'y a rien d'autre à faire, si ce n'est espérer arriver à cette fameuse Zone 51 sans que le 4x4 ne tombe en panne. De toute façon ce n'est pas comme s'il allait exploser… si ?
Cela dure vingt minutes, peut-être trente. Autant de temps où Elli a prié le ciel pour que rien ne s'arrête, rien de surchauffe, rien de casse. Inutilement, bien sûr. Rapidement, le bruit devient presque assourdissant avant de s'arrêter totalement, comme un évanouissement. Portée uniquement par sa propre vitesse, la voiture fait quelques dizaines de mettre avant de marquer un arrêt total. Aucune tentative de redémarrer ne fonctionne, plus rien ne répond.
Dans la tête d'Elli, c'est la panique alors qu'il essaie une nouvelle fois d'écraser la pédale d'accélération. Ça ne marche pas. Il se retourne vers Anton, assit à côté de lui sur le siège passager, sans rien dire, mais son regard est probablement assez explicite. La panne de voiture, l'optique de se remettre à marcher à la merci des rôdeurs, c'est exactement ce qu'il redoute depuis deux jours. Dans ce monde, un blessé ne survit pas longtemps.

« Je pense qu'il faut essayer de voir ce qui ne va pas. » Oh, comme elle ne lui avait pas manqué, cette boule dans le ventre alors qu'il ouvre la portière. Il a l'impression de se retrouver quelques mois en arrière. Une impression de choc électrique lui traverse le torse lorsqu'il pose un pied à terre. Une côte brisée, c'est difficile à ignorer. Mais il ne doit pas y penser. C'est un petit os cassé, pas une jambe amputée. Ce n'est pas grave, ce n'est rien, ça ne fait pas mal.
Il s'aide du pied de biche pour soulever le capot brûlant et là, devant le moteur, il ne sait pas quoi faire. Rapidement, Anton le rejoint, mais cela ne change rien. Sous leurs yeux, ce n'est qu'un assemblage de fils, de tuyaux et de boites. Mais il faut essayer de faire quelque chose. De toute façon, l'ancien cuisinier ne peut pas bouger de là. Rester debout est supportable, mais courir doit sûrement une autre paire de manches. « Ok. Ok, » se souffle-il à lui-même. Il faut rester calme. C'est sans compter la suite logique des événements, la loi de Murphy qu'Elli se maudit d'avoir oublié.
« Putain, mais ils sortent d'où ?! » Il a à peine le temps de voir quelques silhouettes désarticulées avancer vers eux que son cerveau est déjà en train de chercher toutes les échappatoires et les probabilités de survie. Des rôdeurs se dirigent vers eux, il entend presque leurs grognements et leurs raclements, comme dans un mauvais rêve. L'état est désertique, froid sous le ciel de l'hiver, mais ils sont encore là. Encore et toujours. Ils n'ont pas le choix. « Anton ! » Il lui lance le pied de biche. Le geste, pourtant simple, lui amène les larmes aux yeux, mais il n'a pas le temps de rester ici à se plier en deux sous le contrecoups et à se morfondre. Anton pourrait y rester. Anton pourrait se faire mordre. Anton pourrait partir en courant et le laisser là. C'est ce qui lui trotte dans la tête alors qu'il attrape les sacs qu'ils ont préparés au cas où ce genre de situation arriverait. Au cas où le pire des scénario arriverait. Comme maintenant.