Shanella conduisait comme beaucoup d'hommes, c'est-à-dire de façon brutale. La main sur le haut du volant et le coude appuyé sur une fenêtre intégralement ouverte, elle regardait sans grande attention la route qui défilait devant ses yeux. A quoi bon être attentive après tout ? C'était comme si on revenait à l'aube de l'automobile, au temps où deux ou trois voitures se battaient en duel sur une route trop grande pour elles. Il y avait peu de chance pour elle de trouver un conducteur fou qui lui rentrerait dedans.
 Distraite, dans sa bulle, on aurait pu lui parler qu'elle n'entendrait rien. Elle observait les arbres, les épaves, les bâtiments qui filaient à toute allure alors que la petite troupe avançait vers un endroit où trouver des vivres, des vêtements, tout ce qui pouvait être utile, en fait. C'était ce à quoi se résumait la vie de Shane, maintenant. Partir chercher de la bouffe, des pilules... Elle aimait vraiment sa vie, avant. Son métier lui plaisait beaucoup, et ce sans qu'elle ait des tendances psychopathiques ou sociopathes. C'était juste facile pour elle d'effectuer ces contrats, et elle était super bien payée pour le faire. Même si elle avait arrêté quelque temps avant l'épidémie, elle avait un bel appart', des fringues magnifiques... Bon, elle était très seule, ne parlait jamais à ses voisins qu'elle prenait pour des gros cons, se faisait encore moins des gens qu'elle croisait de bons amis. C'était pourtant son fonctionnement, elle était très heureuse de ne parler qu'à son chat. Et puis de toute façon, personne n'était vraiment digne d'être son ami.

 En général, Shanella n'aimait pas conduire. D'ailleurs elle ne savait même pas c'était elle qui avait pris le volant, probablement était-elle trop peu réactive pour se rebeller. Elle trouvait ça tellement chiant ! Elle soupira, pressée d'arriver sur les lieux pour se dégourdir les jambes et surtout pour reprendre son sabre. C'était amusant de voir à quel point l'épidémie l'avait rendue possessive. Elle ne supportait plus qu'on touche à ses affaires et surtout pas à ses armes ; c'était une des principales raisons pour laquelle elle ne voulait pas rester à la zone. Aussi, il y avait cette sensation d'emprisonnement qui était pour elle très difficile à supporter, et cette façon de montrer que parce que c'était à peu près la seule façon de rester en vie dans ce monde de merde, on devait le respect et la gratitude éternelle à cette bande de scientifiques et autres décisionnaires. Putain, elle leur foutrait bien une balle, à ceux-là. Au final, elle n'avait pas besoin d'eux, son groupe non plus. La preuve, ils arrivaient bien à survivre, seuls dans la nature. Bon, rien ne garantissait que ça allait continuer, mais rien ne présageait le contraire, et Shane pensait très honnêtement qu'elle était plus en sécurité avec eux seuls qu'avec toute une zone de réfugiés. D'ailleurs elle remerciait Noah de lui avoir permis de s'évader. Bon, elle ne lui avait encore jamais dit et ce n'était pas près d'arriver, mais elle le pensait, sincèrement. Elle était moins convaincue à propos de le remercier de lui avoir fait rencontrer Peter, mais c'était quand même un type sympa. Doublé d'un beau connard macho et lourd, mais gentil, qui était l'un des seuls à lui arracher un sourire - intérieur. Shane avait quelquefois tendance à penser qu'elle s'était trouvé une nouvelle petite famille, même si c'était illusoire et pathétique d'être aussi sentimentale, alors elle chassait vite cette pensée pour retrouver son regard neutre et froid.

 Les gravillons tremblaient sous le passage de la voiture, et déjà au loin Shanella avait repéré un château. Ses yeux s'écarquillèrent, surpris de voir un tel décor dans un tel endroit, désertique et saccagé. Au fur et à mesure qu'elle s'approchait, la jeune femme reconnaissait peu à peu ce dont elle avait tant entendu parler lorsqu'elle était petite. Elle n'y avait jamais mis les pieds mais mourrait d'envie de voir à quoi ça ressemblait. Non, non, ce n'était pas sérieux, ce n'était pas non plus leur objectif, il ne fallait pas perdre de temps à faire n'importe quoi - Peter ne serait sûrement pas de cet avis, mais tant pis, il lui suffirait juste de lui foutre un nouveau coup de coude dans le nez et le tout serait réglé. Elle sentait déjà qu'il n'allait pas tarder à, lui aussi, remarquer l'édifice, et qu'il allait se mettre à brailler pour s'y arrêter. Ensuite, Shanella commencerait aussi à hausser le ton en lui criant qu'il n'était plus un gamin. Mais au lieu de ça, elle lança un concis « j'ai besoin de faire une pause » et se garai le long de la route en attrapant son sabre qu'elle avait confié au passager.

Dehors, elle passa la hanse du fourreau et s'étira comme un chat, ce qui prouvait sa nature féline. Quelques pas par-ci, par-là, elle finit par s'asseoir sur le capot, tournée vers la grande porte.
         

— Alors ça ressemble à ça, Disney ?

 Jamais elle n'était rentré en tant qu'une enfant qui venait s'amuser avec ses parents. Elle était trop pauvre, évidemment, et l'idée d'une dépense faramineuse pour passer ne serait-ce qu'une journée à entendre des enfants crier, rigoler, pleurer, et surtout à attendre pendant des heures pour cinq minutes de plaisir hérissait les poils de ses parents. Alors la seule fois où elle avait franchi l'entrée, c'était une fois adulte, après avoir dépassé les vingt ans, et elle y était restée à peine vingt minutes. On avait payé Shanella pour tuer un témoin un peu trop gênant, et la seule idée qui lui était venu était de se déguiser en Mickey, de l'attirer dans un coin sans lui faire peur et de le tabasser à mort. Sympa, la souris ensanglantée, d'autant plus que l'employé avait été accusé. L'affaire était supposée passer dans les journaux, mais la direction avait étouffé l'affaire pour pas effrayer tous les touristes. Bienvenue à Disney, le pays des souriceaux meurtriers, hein ?
       

— Ca a pas l'air si amusant que ça.

 Elle était assez froide, dans ses paroles, mais on pouvait quand même sentir une certaine déception dans sa voix. Shane ne se souvenait plus de ce à quoi ça ressemblait, et elle était même pas sûre que chaque parc contenait les mêmes attractions, mais il lui suffisait de voir le château tout droit sorti d'un conte de fées pour trouver ça puéril et ridicule. Enfin, ne serait-ce que par curiosité et pour enfin cocher quelque chose sur sa liste de choses à faire -qui était au point mort depuis un bout de temps-, elle aimerait bien y faire un tour. Mais inutile d'y penser, ils avaient d'autres chats à fouetter.

© charney