« Je te le jure Iain ! Et puis tu ne connais pas encore la meilleure. Elle s’approche de moi et elle me dit que je ne peux m’en prendre qu’à moi-même si James m’a trompée, parce qu’il lui aurait dit que je lui tenais la bride de plus en plus serrée depuis qu’on avait commencé l’université. Contrôlante, moi ! La fille qui l’a laissé partir tout un été dans le Colorado après le diplôme ! Et là elle me regarde de haut en bas avec ce regard, comme si elle venait de me remettre le nez dans mes propres excréments, et moi je ne peux pas laisser passer ça. Alors je bois une gorgée de ma sangria en la fixant bien dans ses yeux qui ne regarde même pas dans la même direction et je – Arrête de rire Iain, je n’ai pas encore fini ! – et je lui dis : ‘’Ma belle, laisse-moi te dire une chose qu’il a dû oublier de te raconter. J’ai reçu un message la semaine dernière d’une autre de ses copines secrètes qui me recommandait d’aller me faire tester à la clinique parce que James lui a refilé une cochonnerie. J’ai eu de la chance, j’ai toujours insisté pour qu’on garde le condom, alors je souhaite pour toi que tu aies eu le même réflexe, parce que sinon ça doit gravement te démanger en bas.‘’ Et là je vois cette conne blêmir ! » Carly éclate d’un grand rire victorieux, et je la suis dans l’hilarité. Elle a le don de raconter les histoires et en quelques heures à peine elle a réussi à me relater sa vie en entier en étant cent fois plus comique que n’importe quel artiste de stand-up. Son visage redevient sérieux et elle me sourit.
« Sortons d’ici. J’ai besoin d’un peu d’espace et d’air frais. Et de fuir le type qui s’occupe de la musique, il va me rendre folle. » Il ne s’agit pas d’une proposition, mais d’un ordre.
Je la suis tandis qu’elle se faufile entre les corps en direction du couloir, nous ouvrant la voie en repoussant les fêtards en sueur. Dans la cuisine, elle se retourne vers moi et me prend ma bière vide des mains pour la remplacer par une nouvelle bouteille glacée et ruisselante, avant de repartir aussitôt vers la sortie. Nous enjambons à tour de rôle le corps étendu dans le couloir et prenons simultanément une grande inspiration, soulagé de fuir la chaleur étouffante de la foule et la puissance des basses de la stéréo. Mes oreilles bourdonnent de soulagement. Une fois dehors, la fraîcheur de la nuit me frappe en plein visage. Nous nous assoyons sur un banc quelques mètres plus loin.
« Et toi ? », me demande Carly tandis que je prends une première gorgée de ma nouvelle bière.
« Il me semble que j’ai passé la soirée à parler de moi. Pourquoi es-tu venu étudier aussi loin de Sacramento ? » Je regarde devant moi et je pense à ma ville natale, et surtout à la raison qui m’a poussé à la fuir.
June. « J’avais besoin de m’éloigner de ma timbrée de sœur avant de finir à l’asile. » Je commence à lui raconter à quel point ma vie était insupportable quand je vivais sous le même toit qu’elle. Ses remarques acides sur tout ce que je faisais, ses crises de nerfs dès que je la contrariais, nos disputes interminables qui finissaient invariablement en concerts de hurlements… J’avais toujours tort aux yeux de June et chacun de mes gestes, chacune de mes paroles était enregistré dans sa tête comme un argument à utiliser à mon encontre. Elle accumulait tout ce qu’elle pouvait sur moi pour ensuite me déverser son fiel en un seul coup une fois son réservoir plein.
« Depuis que je suis ici, j’ai l’impression qu’on m’a enlevé un énorme poids sur la poitrine, que je peux enfin respirer à pleins poumons. » Au fil de mes paroles, je commence à sentir mes paupières devenir plus épaisses et la caresse du vent sur ma joue comme s’il s’agissait d’une main contre ma peau. Dès que je ferme les yeux, j’ai l’impression de dériver, assis sur ce banc de parc.
L’alcool fait effet. Je me retourne vers Carly, qui me sourit. Elle s’approche pour m’embrasser. Nous restons plusieurs minutes les lèvres enserrées, la sensation de chaque baiser décuplée par les effets de l’ébriété.
« Remontons à ma chambre », me dit Carly au creux de l’oreille avant de s’éloigner de moi. Il ne s’agit pas d’une proposition, mais d’un ordre.
***
On cogne à la porte de ma chambre. Je me relève en sursaut, désorienté d’être ainsi tiré de mon rêve agité. Je n’ose pas bouger tandis que les coups se succèdent.
« Ouvre connard, je sais que tu es là ! », hurle la voix de l’autre côté. On martèle contre la porte à répétition, faisant grincer les gonds.
« Merde ! » Les pas s’éloignent dans le couloir, mais je compte jusqu’à cent-cinquante avant d’oser me lever de mon lit. Je renifle un t-shirt au sol, que j’enfile, puis je prends la première paire de jeans sur ma chaise. Mon crâne m’élance douloureusement et je regarde en direction du bureau à la recherche de mon remède habituel. Malheureusement, Il n’y a que des bouteilles vides. Je fouille dans mes tiroirs à la recherche d’une goutte d’alcool. En fouillant dans les poches de mes vêtements, je trouve une flasque de laquelle je prends une longue gorgée. Je m’effondre enfin sur ma chaise et me masse les tempes en espérant que le liquide fasse effet rapidement. De nouveaux coups à la porte me font pousser un hoquet de sursaut. Je me lève sans bruit, regardant autour de moi s’il n’y a pas une arme pour me défendre.
« Iain ! » Carly ! Je me jette sur la porte et je fais entrer Carly d’une traite avant de vérifier rapidement qu’il n’y a pas personne d’autre dans le couloir. Je verrouille ensuite la porte.
« Carly si tu savais comme je suis content de te voir ! » Elle ne me regarde pas, ses yeux sont plutôt posés sur le tas de vêtements qui recouvre le parquet de ma chambre.
« Seigneur, cette pièce empire de jour en jour Iain. Il va falloir y mettre le feu pour faire le ménage si ça continue. Et pourquoi tu n’ouvres pas tes rideaux, il est treize heure et quart ! » Elle se précipite à la fenêtre et la lumière qui inonde la pièce me brûle la rétine.
« Mais c’est encore pire vu ainsi ! Tu pourrais vider ton cendrier de temps à autres, et faire le ménage des bouteilles vides sur ton bureau. Et toutes ces lettres, Iain, tu pourrais les classer un peu. » Carly commence à trier le fouillis de mon bureau, jetant emballages de nourritures, vieux mégots et emballages vides dans ma poubelle qui déborde déjà. Je me masse les yeux, accablé par la fatigue, le mal de tête et tout le bruit que Carly fait autour de moi.
Si cet alcool pourri pouvait faire effet plus vite ! « Iain, c’est quoi tout ça ? » J’ouvre les yeux et arrache aussitôt les lettres de l’administration des mains de Carly. Je connais leur contenu par cœur.
Nous sommes dans le regret de vous informer que, suite à notre avertissement précédent, vous avez dépassé le nombre maximal d’absences tolérées dans deux de vos classes. Nous sommes dans l’obligation de vous renvoyer de ces cours, conformément à nos politiques administratives. Sachez qu’un renvoie à plus de trois cours entraînera votre expulsion immédiate du programme d’Administration des affaires. « Carly viens au lit avec moi s’il-te-plaît, je ferai le ménage une autre fois. » Je la prends par la main et tente de l’attirer vers moi, mais Carly ne bouge pas.
« Je ne suis pas là pour ça, je dois rejoindre Lacey pour étudier dans quinze minutes. Iain, il faut sérieusement que tu règles cette histoire avec Bradley. Il est venu me voir hier, complètement défoncé, et il m’a dit qu’il n’arrive pas à te mettre la main dessus depuis trois jours. C’est quoi cette histoire, tu ne lui as toujours pas emprunté à crédit, dis-moi ? » Je ne réponds pas.
« Merde Iain, mais tu cherches vraiment les ennuis ou quoi ? Tu sais que Bradley est devenu parano à force de sniffer. Ne fais pas le con avec lui et n’empruntes pas si tu ne peux pas le rembourser, bon sang ! » Elle met la main dans sa poche pour en extirper des billets.
« Combien tu lui dois ? Je peux te prêter quarante dollars tout de suite pour mettre fin à tout ça. Ça devrait être suffisant non ? » Elle tend les billets vers moi et je les agrippe, mais elle ne les lâche pas.
« Dis-moi que tu ne lui dois pas plus que ça Iain. Allez, combien ? Soixante ? Soixante-dix ? » Je détourne le regard et soupirant. J’ai besoin de cet argent, mais je lâche prise, sachant dans quelle direction s’en va la conversation.
« Iain ! » « Trois-cent-quatre-vingt. »Carly est muette de satisfaction pendant quelques instants, puis elle remet les billets dans ses poches et se dirige vers la porte, qu’elle déverrouille pour sortir.
« Carly, je t’en prie… », dis-je en m’approchant d’elle, mais elle se retourne et me pointe le doigt au visage tout en s’avançant vers moi.
« Merde, mais tu es con ou quoi ? Tu lui dois presque quatre-cent ! Et depuis combien de temps ça traîne tout ça ? Je suis prête à aider un ami, d’accord, mais là tu exagères et pas qu’un peu ! » Tremblante de rage, Carly se passe la main dans les cheveux.
« Tu sais que tu viens de me mettre en danger moi aussi ? Tu crois que Bradley sait que je ne suis pas ta copine, qu’on ne fait que s’amuser ensemble ? Il s’en fiche ! Il est venu dans ma chambre, Iain, dans ma chambre ! La prochaine fois qu’est-ce qui te dit qu’il ne me défoncera pas la gueule en représailles ? Tu crois que j’ai envie de me faire tabasser parce que tu es trop con pour payer ta dette ? » J’essaie de m’approcher d’elle pour la rassurer, mais Carly me repousse avec force et je tombe à la renverse sur mon lit.
« Ne m’appelle plus, ne viens plus me voir, oublie même que j’existe ! », dit-elle avant de sortir et de claquer la porte. Toujours couché, je sens mon cœur tambouriner jusque dans la veine de ma tempe.
Pas Carly ! Je peux assumer le fait de couler tous mes cours à force de ne pas m’y présenter, je peux supporter les questions insistantes de mes parents quand je leur demande plus d’argent, je peux vivre avec ce mal de tête constant qui me persécute dès que je redeviens sobre, mais je ne peux pas me permettre de perdre ma Carly, mon amie, mon amante. Carly l’indépendante qui refuse de s’engager depuis que son petit-ami l’a trompée avec la moitié de l’état, Carly la marrante qui peut vous faire rire aux larmes en racontant des obsèques, Carly la fêtarde qui me traîne dans toutes les soirées à ne pas manquer sur le campus. Je vide la flasque jusqu’à ce que son contenu fasse finalement effet et mon matelas m’enveloppe comme un cocon. Je ferme les yeux, dérivant plus loin de mes problèmes à chaque seconde qui s’écoule. Étirant le bras, je referme les rideaux d’un coup sec et je m’enroule dans mes couvertures. Néanmoins, un arrière-goût amer traîne au fond de ma gorge et m’empêche de profiter de l’euphorie.
Je dois retrouver Carly ! Je me retourne et me laisse tomber en bas de mon lit avant de me relever avec difficulté. Je titube vers la porte et j’ouvre d’un grand coup pour me retrouver face à face avec Bradley.
« Iain ! », hurle-t-il tandis que son poing immense s’abat sur mon œil droit.
***
Je me retourne entre les couvertures inlassablement, mais aucune position n’est suffisamment confortable. La texture de mes draps me pique la peau et je voudrais que mon oreiller soit plus frais pour faire contraste à mon front brûlant et humide de sueur. Finalement, je finis par me lever et ouvrir la lampe de chevet. Mon insomnie se fait plus terrible à chaque nuit, mais malgré mon état d’épuisement avancé, mes yeux ne veulent pas se fermer plus que quelques temps aux petites heures du matin. La gorge comme du papier sablé, je me décide enfin à descendre à la cuisine. Une fois hors de ma chambre, je passe silencieusement devant la porte de mes parents, ne désirant pas les réveiller. Ils ont déjà à supporter leur fils en plein jour, inutile que ce dernier ne vienne leur gâcher le sommeil. Une fois désaltéré, je me dirige vers le salon et ouvre la lumière. Comme à chaque nuit, je fais passer le temps en regardant de vieux albums de photos. J’ouvre le plus ancien, dont les premières images montrent ma mère si svelte, mais avec un immense ventre rond. Puis, des tonnes de photos de deux bébés côtes à côtes, l’un habillé de rose et l’autre de bleu : June et moi. Venus au monde le même jour, à cinq minutes d’intervalles (elle la première). Nous sommes jumeaux, ce qui est étrange compte-tenu de l’immensité qui nous sépare. Ma mère raconte que June bougeait sans cesse dans son ventre tandis que je restais fixe, ce qui lui avait fait craindre que je sois paralysé. Je suis sûr que ma sœur était le bébé difficile qui ne voulait jamais dormir et pleurait constamment, et étant dans la même chambre cela faisait en sorte de me réveiller moi aussi. Je tourne les pages, nous regardant grandir au fil des photographies. Plus le temps passe et plus grand est l’espace entre ma sœur et moi sur les clichés. Quand nous étions encore des nouveau-nés, nos parents nous posaient toujours à proximité pour les photos. Une fois enfants, nous ne sommes jamais assis sur le même fauteuil ou du même côté de la table. Mes parents ont dû cesser de nous considérer comme un tout lorsqu’il fut évident que notre haine l’un pour l’autre allait en s’accroissant. Les cris, les morsures et les pleurs étaient devenus un refrain trop familier pour les bambins Parks.
Parfois, je me demande si cette animosité l’un envers l’autre découle du fait que nous sommes de faux jumeaux, résultant d’une double ovulation plutôt que d’un dédoublement de l’embryon. Si June et moi étions de vrais jumeaux, nous aurions le même ADN, nous serions du même sexe, deux copies conformes d’un même être. Au lieu de cela, nous avons toujours été des opposés. Nommez tous les clichés : le ying et le yang, le feu et la glace, le jour et la nuit. Les dernières photos du dernier album sont toutes des photos individuelles de June ou de moi. Après l’âge de 12 ans, jamais nous n’avons accepté de poser ensemble. Je referme l’album et j’ouvre un second tiroir contenant les vidéocassettes de notre enfance. Je pousse la première dans le lecteur et j’appuie sur la télécommande. June et moi qui faisons nos premiers pas hésitants. Tandis que j’approche de la caméra, June me repousse en lançant sa main dans mon visage et me dépasse tandis que je m’effondre au sol, en larmes. Notre fête de quatre ans. Mon père fait le décompte pour que nous soufflions en même temps les bougies sur notre gâteau. 1… 2… Je gonfle mes joues, mais June me devance et éteint toutes les chandelles avant le signal. Je pousse un cri de rage et la caméra se ferme alors que nous commençons à nous battre. Par la suite, mes parents nous ont toujours fait deux gâteaux distincts. Notre première journée de classe. Nous descendons les escaliers avec nos nouveaux sacs d’école, pleins à craquer de cahiers et de crayons. Je passe devant, alors June en profite pour tirer sur mon sac. Je perds l’équilibre et déboule l’escalier sur le derrière. À cet âge, j’avais enfin appris à répliquer. Dès que June passe en vitesse à côté de moi, j’étire la jambe et lui fait un croche-pied. Elle s’étale en pleine face sur le gazon, dernière scène de la vidéo qui se termine sur un soupir combiné de nos parents. En grandissant, nos altercations sont devenues plus verbales que physiques, mais jamais elles n’ont cessé d’empirer. Je n’ai pas revu June depuis mon expulsion de l’université, il y a quelques mois de cela, mais je sais que les vacances approchent et que je devrai bientôt supporter sa présence. Cette pensée omniprésente ne m’aide à trouver le sommeil, au contraire. J’en ai même vomi d’angoisse il y a deux nuits, craignant du même coup de réveiller mes parents, qui auraient aussitôt pensé à un abus d’alcool. Ils n’ont jamais eu aucune preuve de mon addiction, mais ils ne sont pas dupes. L’étudiant studieux que j’étais n’aurait pas connu une telle débâcle sans raison.
Pendant ce temps, June continue de combler leurs espoirs, elle. Cette idée me dégoûte et je me lève pour la chasser à l’aide de deux doigts de rhum avant de retourner fixer le plafond de ma chambre.
***
Je contemple mon reflet dans le miroir et je sais déjà qu’avec cette allure, mon plan est voué à l’échec. Je n’ai pas dormi de la nuit et mes traits tombent lourdement vers le sol. J’ai les yeux injectés de sang à cause du manque de sommeil et mon haleine empeste dû au fait que j’ai bu pour me détendre. Je consomme de façon intermittente maintenant, passant de longues périodes de sobriété avant de replonger pour quelques jours. Jamais au travail (aujourd’hui étant une exception), jamais de façon exagérée. Je resserre ma cravate, me rince la bouche et je quitte finalement la salle de bain pour monter rejoindre mon père dans son bureau. Je frappe à la lourde porte de bois sombre et j’attends que la voix daigne m’inviter à entrer. Au boulot, mon père adore agir comme s’il était constamment occupé et que chaque fraction de temps qu’il nous accorde est un sacrifice. Il attend donc une dizaine de secondes avant de me dire d’entrer et ne m’adresse la parole qu’une fois que je suis assis depuis trente.
« Iain, qu’est-ce qu’il y a ? » Bonjour Papa, merci de t’inquiéter de comment je vais, tout baigne pour moi ces temps-ci, et toi ? Ça fait tout de même trois jours qu’on ne s’est pas parlé, non ? « Eh bien je… Enfin je me suis dit que… » Merde, encore plus difficile que prévu. « Iain, j’ai une grosse journée, si tu pouvais en venir directement au but ? » Mon père n’a pas encore levé les yeux de ses papiers. Il alterne les feuilles, inspecte des rapports divers, des relevés bancaires, signe sur la ligne tout en bas… Je respire profondément.
« Je veux retourner à l’université et compléter mon diplôme. » Mon père continue d’agir comme s’il était seul avec ses documents. Je suis sur le point d’ouvrir la bouche pour répéter, certain qu’il n’a même pas pris le temps d’écouter, mais il me coupe.
« Il n’en est pas question Iain. » Je m’attendais à cette réponse, ainsi je ne réplique pas sur un ton indigné. Accablé de stress, je commence à me gratter la main tandis que je tente de me remémorer mon texte répété mille fois dans ma tête.
« Papa, je crois au contraire que l’entreprise pourrait en profiter. Je travaille ici depuis longtemps déjà, tu as vu que je suis fiable, que je sais diriger les employés sur le plancher, que je sais comment faire rouler la machine. Tu l’as dit toi-même, tu ne dirigeras pas Parks’ Fine Food & Groceries éternellement et je crois que j’ai prouvé que j’ai ce qu’il faut pour te remplacer, non ? Je suis le meilleur choix que tu as. » Si tu exclus June, je suis tout simplement le seul choix que tu as. « Je crois qu’un diplôme serait un atout quand viendrait le temps de reprendre les rênes. Ensuite, je pourrai t’aider dans ton travail, apprendre à m’occuper de la gestion et puis administrer l’affaire quand tu seras prêt à profiter de la plage et du beau temps à l’année longue. » Mon poignet est rouge à force de subir la pression de mes ongles, mais la douleur me tient alerte.
« Tu as été exclus Iain, dois-je te le rappeler ? » Mon père n’a toujours pas levé les yeux sur moi, tentant de me faire comprendre que ces considérations sont le dernier de ses soucis. Je me mords la langue pour m’empêcher de lui hurler d’arrêter d’ignorer son fils. Je n’aurai pas de seconde chance.
« Je n’ai pas été banni de toutes les universités. Je pourrais étudier ici, en Californie. Il ne me reste qu’un an et demi à compléter, si je commence à la prochaine session et que je prends des cours d’été je pourrai boucler le tout en un an. » J’ai le visage en feu, je sens que je perds la bataille. Je n’avais aucune chance dès le départ.
« Papa, j’ai déjà commencé les démarches pour faire reconnaître mes cours à la fac de… » Je suis figé net dès que mon père se décide enfin à admettre ma présence dans son bureau. Je sais que je devrais soutenir son regard sans flancher si je veux lui paraître décidé et en confiance, mais soudainement je ne veux plus que mon père voit dans quel état je me trouve. Mes cheveux sont décoiffés, j’ai des cernes violets sombres et j’ai l’impression qu’il peut sentir l’odeur de l’alcool malgré mes précautions. Je détourne mes yeux rougis et je regarde par la fenêtre de son bureau.
« Iain, tu ne me feras pas croire que de diriger l’épicerie familiale est ton rêve le plus profond. Je sais très bien pourquoi tu travailles ici, et ce n’est pas par ambition. Tu as été jeté dehors de ta fac pour absentéisme. Quand ta mère et moi sommes venus te chercher, tu avais l’œil enflé, comme une prune au milieu du visage, et ta chambre était un dépotoir. Nous t’avions offert tout ce que tu voulais, nous t’avons inscrit dans un établissement hors de prix de l’autre côté du pays, nous t’avons envoyé de l’argent de poche pour que tu puisses te concentrer sur études. Tu as craché sur cette chance après un an et demi. Travailler ici était la seule option qu’il te restait, et j’ai accepté malgré les risques… » Je veux protester, incapable d’en supporter plus encore, mais mon père me fait signe très clairement que je ferais mieux de me taire. Je contemple de nouveau le panorama de sa fenêtre.
« … j’ai accepté malgré les risques que tu reprennes encore le même chemin. Parce que tu es mon fils. Cependant, ma générosité a des limites et aujourd’hui tu essaies de les franchir. Tu entres ici en fanfaronnant, comme si j’allais ouvrir le portefeuille une fois de plus, mais laisses-moi t’annoncer une bonne chose : Si tu veux retourner aux études, ce sera à tes frais. » J’ai la chair du poignet à vif, mais c’est la gifle verbale de mon père qui provoque la douleur la plus cuisante. Je sens la rage bouillonner en moi, mais j’essaie de me contenir.
« N’ai-je pas prouvé que je voulais me reprendre Papa ? Je me suis trouvé un appart et je bosse dur tous les jours. Je te demande une seconde chance. Tu sais que je n’ai pas les moyens de retourner à l’université sans un peu d’aide. » Mon père me fixe et ses lèvres se retroussent dans un mauvais sourire.
Tu parles de te reprendre, mais il sait que tu as bu. Il le sait. « Je ne dis pas le contraire Iain, je ne dis pas le contraire. Tu as effectivement refait du chemin depuis que nous t’avons ramené à la maison. C’est pourquoi je n’ai pas changé mon testament ni mes intentions. Toi et June allez hériter chacun de cinquante pourcent des participations. Elle aura son diplôme bientôt et elle reprendra mon bureau, toi tu t’occuperas du plancher. Je ne paierai pas pour des études qui ne te serviront à rien. » Je reçois la nouvelle comme un coup dans les reins. June et moi, travaillant tous les deux ici ? Est-ce que mon père est complètement timbré ? June agira en véritable dictatrice dans le magasin, je le sais. Malgré qu’elle aura la moitié des actions, elle s’assurera de prendre toutes les décisions. Pire, ses échecs retomberont sur mon dos assurément. Je ne sais pas quoi répondre tellement ce projet de succession est aberrant. Mon père abaisse les yeux sur sa paperasse, signifiant que cet échange est terminé pour de bon. Écœuré de savoir que mon avenir s’annonce un enfer sous la gouverne de ma sœur jumelle, je me lève et je me dirige vers la porte.
« Iain. » Je m’arrête, la main sur la poignée.
« Un testament se change sans difficultés. Tu as remonté un bon pan de la pente, alors assure-toi de poursuivre sur ta lancée… » Il sait que tu as bu. Il le sait. Je sors du bureau.
***
« Comment ça refaire la façade ? Elle a été refaite il y a seulement cinq ans ! » J’essaie habituellement de garder mon calme lorsque je suis face à June, mais en général celle-ci ne m’annonce pas de projet aussi ridicule.
« Oui, mais elle est désuète maintenant. L’épicerie a été agrandie, la clientèle a changé et ce n’est pas comme si nous n’avions pas le budget. » « Désuète ? La peinture n’est même pas écaillée, les couleurs sont encore à la mode et l’enseigne n’est même pas brisée ou sale. On a besoin de cet argent pour changer les congélateurs dans l’entrepôt. » Je travaille chaque jour à proximité de ces équipements, contrairement à ma sœur. De véritables artéfacts. Ne pas les remplacer serait comme mettre notre commerce en péril. Mais ça, essayez de le faire comprendre à June lorsqu’elle vous regarde avec ce sourire de psychopathe. Habituellement, j’agirais en hypocrite en exprimant mon plus grand mépris envers June sous la forme d’une extrême politesse, mais en ce moment je suis trop en colère pour faire preuve de finesse.
Je croyais cette question réglée depuis des semaines ! « Est-ce que les congélateurs ont cessé de fonctionner dans la dernière heure ? » Niveau suffisance, ma sœur dépasse le stade critique.
« Non… » « Alors non, les congélateurs peuvent attendre encore. » Pour m’éviter de perdre patience, je m’enfonce les ongles dans les paumes. Je ne dois pas montrer à June qu’elle est en train de gagner.
« Ça ne peut pas attendre ! Ils ont presque dix ans et ne fonctionnent même plus à pleine capacité. Laisses faire cette fichue façade et accordes-moi le budget pour les congélos. En ordre de priorité, je crois que la conservation de la nourriture est beaucoup plus importante que l’apparence. » Mon insistance fait virer le visage de ma jumelle au cramoisi. Ne peut-elle jamais admettre qu’elle a tort ? C’est le moment que choisi mon père pour faire irruption dans le bureau, fidèle à son habitude de nous visiter constamment malgré sa retraite. Encore une fois, nous avons droit à un sermon sur notre incapacité à collaborer. J’écoute d’une oreille distraite, ruminant mon ressentiment dans ma tête. Cet homme n’a jamais su travailler en équipe, prenant toutes les décisions lui-même et faisant office de divinité omniprésente au sein de l’épicerie, même aujourd’hui alors qu’il a officiellement pris sa retraite. Pour qui se prend-t-il pour nous supplanter ainsi et décider pour nous ? Je devrais être satisfait que mon père suive la voie de la raison et choisisse de prioriser les congélateurs, mais je suis plutôt enragé de ne pas avoir gagné contre June. Je n’ai pas besoin de lui pour savoir ce qui est bien pour mon commerce. Ma jumelle semble plus en colère que moi, puisqu’elle sort du bureau sans insister. Mon père la suit, mais pas avant de me jeter un regard de déception.
Vieux débris.Enfin seul, je soupire et je m’assoie sur la chaise de June en me passant la main dans les cheveux. Je suis à bout de nerfs à force de toujours me prendre la tête avec ma sœur et même mon petit jeu de politesse inversée ne suffit plus. Je fouille dans ma poche et en ressort une flasque. Je n’ai pas consommé depuis longtemps, mais le fait d’avoir constamment la harpie sur le dos m’a poussé à acheter une réserve de secours. Son aura est toxique pour tout ce qui l’entoure. Il est étrange que les fruits et légumes ne pourrissent pas en sa simple présence. Je contemple le flacon un bon moment sans me décider. Un hurlement déchire soudainement le silence du bureau. Par la petite fenêtre, je vois une femme se faire violemment agresser près de l’entrée. Je reste figé quelques instants devant ce spectacle choquant, puis mes membres retrouvent leur mobilité et je descends pour arrêter cette attaque.
Pas de ça dans mon commerce ! Une fois au rez-de-chaussée, je remarque que la situation a empiré pour devenir hors de contrôle. La porte automatique est envahie par une foule de dépenaillés qui se déversent dans l’établissement et s’en prennent à tout le monde sur leur chemin. La panique est à son paroxysme et le sang gicle à la volée sur les étals tandis que les intrus plantent leurs dents dans nos clients.
Mais qu’est-ce que c’est que ce cauchemar ? L’horreur de la situation m’empêche de réfléchir ou de bouger. Il y a trop de bruit, trop de mouvement, trop de scènes qui s’entrecroisent. Jamais je n’ai fait face à autant de violence depuis que Bradley m’a agressé pour que je le rembourse. La vue du sang me soulève l’estomac, moi qui me croyais pourtant résistant à ce genre d’images.
Non, ce n’est pas du tout comme à la télé ! Je sursaute lorsqu’une main se pose sur mon bras, mais ce n’est que ma sœur.
« Suis-moi ! », me hurle June.
Elle a raison, si je ne me remue pas je serai le prochain. Tremblant, je me laisse guider jusque dans les entrepôts, sachant très bien que je ne peux rien faire à moi seul contre une horde de criminels. Une fois en relative sûreté, je m’arrête pour essayer de faire le point sur ce à quoi je viens d’assister.
« Vas-tu m’expliquer ce qui se passe ? Pourquoi ces junkies sont entrés dans l’épicerie ? Qu’est-ce qui est en train d’arriver bordel de merde ?! » L’arrogance de ma sœur l’a quittée et elle semble aussi désemparée que moi.
« Je ne sais pas… Mais on ne peut pas rester où ils vont nous bouffer nous aussi… » Nous bouffer… Mais qui sont ces types ? Ou plutôt QUE sont-ils ? Prenant les devants, ma jumelle me tire en dehors de l’épicerie où patiente un véhicule de livraison en attente de déchargement.
Notre porte de sortie. Je ne comprends pas ce qui se passe en ce moment même, mais je sais que ce n’est pas normal. Je ne peux pas rester ici. M’asseyant sur le siège du passager, je laisse June prendre une fois de plus les commandes.
« Et on va où comme ça ? » Je ne pense même plus à mon père, sûrement mort avec les autres. Je ne pense plus aux congélateurs qu’il faut changer en priorité. Je ne pense même plus à boire. Je veux uniquement connaître la destination.
« Le plus loin possible d’ici. »***
Il est tard et mes yeux veulent se fermer tous seuls, mais je dois compléter mon tour de garde. June dort à proximité. Par habitude, je vérifie une fois de plus que ma flasque se trouve encore dans sa cachette, dans la doublure de mon manteau. Elle y est toujours. Je n’y ai pas touché depuis notre fuite, mais je me sens rassuré de la savoir sur moi. Parfois la tentation est grande de boire une seule goutte, mais avec ma jumelle toujours deux pas devant moi les occasions se font rares. Et la nuit, je dois rester alerte si je ne veux pas mourir. J’étire mes jambes souffrantes devant moi et je pense. Je pense à ce que nous avons vécu ce jour-là chez Parks’ Fine Food & Groceries. Je pense à toute la distance que nous avons parcourue depuis sur les routes de la Californie. Je pense à toutes les fois où nous avons dû mettre de côté nos différends pour survivre. Je ne comprends toujours pas pourquoi June et moi avons décidé de rester ensemble. Peut-être est-ce par habitude ou alors par envie de conserver une part de notre ancienne vie avec nous ? Nous sommes un duo dysfonctionnel, cela fait vingt-huit ans que nous le savons. Nous le savions déjà tandis que nous flottions chacun dans nos poches pleines de liquide amniotique.
Si nous étions de vrais jumeaux, est-ce que June aurait tenté de m’étrangler avec son cordon ombilical ? Je sais que je divague. Comme à chaque tour de garde, je me demande ensuite si nous ne devrions pas nous séparer. Je n’en peux plus de vivre dans la crainte d’être attaqué. À deux sur les routes, nous sommes une proie facile pour les prédateurs, infectés comme humains. Je me méfie de tous les survivants que nous croisons de près ou de loin, mais je ne peux m’empêcher de penser qu’au sein d’un large groupe, cette crainte de l’autre disparaîtrait. June conteste mon idée, refusant de soumettre son indépendance à qui que ce soit. Comme je suis incapable de la savoir seule, je la suis sur les routes. Elle est là, la raison de notre alliance improbable. Notre haine l’un pour l’autre a beau être réciproque, nous restons de jumeaux. Nous sommes les deux moitiés d’un tout, que nous voulions ou non. Nous sommes venus au monde ensemble et si nous avons à mourir dans cet environnement froid, sombre et cruel, ce sera encore une fois ensemble. Le soleil se lève à l’horizon, dépassant le relief du paysage. D’une poussée sur l’épaule, je réveille June.