Sans bavure l’enfant dépasse les espoirs parentaux [1980 – 1999 – 2006]

Cocon tendre dans lequel l’enfant se développa, sous le regard aimant des parents, grandit, changea, gagna en force et en sourire. Petite Maggie, choyée, aimée, n’avait peur de rien, elle évoluait dans un cadre confortable. Papa était inspecteur de police, maman aidait aux devoirs à la maison, tout était là où ça devait être dans cette maison où les portraits de Ronald Reagan et George Bush père étaient suspendus – bien évidemment, Clinton et ses âneries de démocrates n’avaient pas leur place sur le mur des Tragnetti. Maggie était inscrite aux cours de danse et de chant, et sous le beau soleil de Californie, se parait de sa plus belle robe à froufrous pour aller à la messe du dimanche. Son père, faisant mine d’abord de refuser mais l’œil brillant de fierté, apprit à son unique enfant à tirer et à chasser, dès l’âge de neuf ans. Maggie faisait la joie et la fierté de ses parents.

Faussement surpris et modestes, les parents accueillirent avec joie sa volonté d’intégrer la police de San Diego. La miss ne semblait pas avoir connue de crise d’adolescence, passa les étapes et concours avec aisance, suivit le chemin tracé pour elle sans rechigner, termina à la tête de sa promotion et reçut un beau diplôme signé et remis par le Gouverneur de Californie – un certain Schwarzenegger. Tout allait bien dans le meilleur des mondes, dans cette vie bien rangée, et ce carcan aussi confortable qu’étouffant.

Brillante et encensée par ses instructeurs, Maggie eut le choix de sa spécialisation et entra dans le corps des négociateurs, réputé comme étant l’une des fonctions les plus prestigieuses dans le San Diego Police Department. Plus jeune inspectrice de l’équipe, pleine d’assurance et d’illusions, elle travailla, beaucoup, trop, intensément, oublia de se construire une existence en parallèle de ses fonctions, respira enlèvement, expira prise d’otage, enchaîna les investigations, les grands stress, les interrogatoires, les négociations houleuses, tendues, par téléphone, en direct, et puis un jour, un jour… Vingt-cinq décembre. Un crâne qui explose. Le canon de son arme fume, l’homme s’écroule et son masque tombe. Ce n’est pas le bon. Un otage, déguisé par son ravisseur pour lui ressembler, mort à ses pieds. Maggie hurle.

La bonne réputation de son père sauva son badge, mais la jeune inspectrice fut rétrogradée, humiliée, blâmée, et envoyée faire la surveillance des axes autoroutiers. Sans accompagnement psychologique, qu’elle avait trop honte de réclamer, Maggie, la brillante Maggie, ne sut comment embrasser les leçons de son échec et n’en garda que les conséquences, dévorantes, près de son cœur.  

Plus dure est la chute de celui qui n’a pas appris à échouer [2006]

« Les mains au-dessus de la tête, bien en évidence, que je les vois. Ne.bougez.pas. » Première rencontre avec Dwight Milkovich, aka. le fieffé connard qui, la voyant contempler l’abime, allait la pousser dans le vide. L’accident avec l’otage était encore tout frais, pas une semaine s’était écoulée depuis la tempête qui avait balayé son existence morne et rangée, elle en faisait des cauchemars terribles et avait grand peine à garder la tête hors de l’eau. Elle mangeait, seule, dans un bistrot américain miteux à la fin de son service – on l’avait mise en sortie de boîte pour repêcher tous les morts-bourrés qu’elle avait follement envie d’imiter – et c’est en sortant par l’arrière, dans une ruelle assombrie, qu’elle vit deux hommes à l’air franchement suspect. Son badge visible et épinglé à sa poitrine fit immédiatement décamper l’un des deux types, puis le second l’imita, et Maggie se lança à leur poursuite. Elle avait fini par heurter de plein fouet l’échine de Dwight et l’arrêta, en manquant de justesse de vomir sur ses chaussures son dîner rapidement avalé.

Et ensuite ?
Ses souvenirs restent flous, mais Dwight partit sans être ennuyé. Est-ce que Dwight a réussi à l’embobiner ? Est-ce que, fragilisée et en besoin désespéré d’échanges, elle a volontairement laissé filer ce dealer après avoir discuté avec lui ? Est-ce que la petite sainte nitouche désacralisée a eu une soudaine faiblesse pour ce bad boy ? Elle n’avait que vingt-six ans. On fait des choses stupides à vingt-six ans, quand on a l’impression d’avoir tout perdu et le crâne en bouilli.

Agneau énamouré batifole avec le loup [2006 – 2009]

« Alors, tu sembles très occupée ces derniers temps. Tu n’aurais pas quelqu’un à nous présenter ? » Penchée au-dessus du rôti de sa mère qu’elle nouait lentement, Maggie éleva un regard inquisiteur. « Tu as bientôt trente ans ma chérie, je me disais juste que même toi tu devais t’intéresser à la chose.
_Maman, il n’y a rien qui puisse t’intéresser.
_Cela ne veut pas dire qu’il n’y a rien, donc. Tu sais bien que tu peux tout me dire. » Fille regarda mère avec une incrédulité croissante. Elles n’avaient jamais partagé de discussion complice sur l’amour, et les aventures rares et désormais plutôt pathétiques qui clairsemaient l’existence de la cadette. C’était étrange.
« Tu m’en vois plutôt soulagée. J’avais le sentiment que tu te..négligeais un peu, dernièrement.
_Maman, je passe ma journée à réguler la circulation et a coffré des petits dealers. J’ai les cheveux plein d’hydrocarbures et je traîne dans des planques qui sentent la pisse, désolée de ne pas être convenable pour tes tapis bien aspirés.
_Inutile d’être vulgaire, ma chérie.
_Je préférerais autant que tu sois vulgaire si tu as décidé de passer la journée à m’insulter. Tu aurais moins l’air d’une vieille bourgeoise hypocrite.
_Ça suffit Maggie ! Ton père et moi n’avons pas passé des années à t’élever pour que tu te montres aussi ingrate. Mais qu’est-ce qu’il t’arrive enfin ? Tu fumes, tu bois à table, tu as toujours l’air ailleurs, en décalage, et ton teint, ma pauvre enfant, tu as une peau abominable. Est-ce qu’il s’est passé quelque chose dans ta vie ? » La soupape de sécurité, légère, sauta et dégaza avec violence à la face de la pauvre Mme Tragnetti, qui n’avait jamais appris, elle-aussi, à soutenir le regard de son enfant. Le rôti, qu’elle avait envoyé baladé, tomba mollement contre le carrelage de la cuisine.
« Mais tu débloques complètement ou quoi ?! Ça t’a échappé que depuis trois ans je trime comme une merde dans ce commissariat de chiasse ? Y a rien qui va, j’ai vingt-neuf ans et ma carrière est déjà finie, terminée, je gagne autant qu’un gamin qui vient de faire ses classes ; le seul moyen pour moi d’avoir un tant soit peu d’avenir ce serait de sucer mon connard de chef – Maggie !! – Et toi tu me parles comme si j’avais une vie sociale alors que j’arrive même plus à me regarder dans une glace ! Et tu sais le pire ? Les seuls moments où je me sens un peu moins comme une sous-merde, c’est quand ce type me regarde. Il m’a plus regardé que toi dans toute ma vie, il se laisse pas berner par le vernis de fille-à-papa. Il me fait rire. Et tu sais qui c’est ? Un dealer ! Un sale dealer ! Un type pourri que j’aurais coffré il y a bien longtemps si j’avais encore un tant soit peu d’éthique. Mais même ça, j’ai pas. Je fume ses joints, je couvre son cul en espérant qu’il mate le mien, comme la pire des putes. » Elle éclata d’un rire sans joie, une main sur son visage rougie par la fatigue, et la décompression intense qu’elle ressentait à vider ainsi son sac. « Désolée. » Elle frotta son nez et se pencha pour ramasser le rôti, qu’elle recommença à ficeler comme si de rien n’était. « Tu as raison, je me suis un peu laissée aller, ces derniers jours. Et je vais changer de fond de teint. » 

Démon derrière barreaux libère la noirceur [2009 – 2012]

Sa vue la captivait autant qu’il la dégoûtait. Il était le reflet de toutes ses faiblesses, de tout ce qu’elle avait raté. Elle avait voulu faire de lui un indic’, l’instrument qui lui permettrait de redorer son blason et de se refaire un nom au SDPD ; et c’est elle qui était devenue son outil. En échange de quelques billets, elle verrouillait pour lui le chemin, l’empêchait de tomber sur un agent trop zélé. Ce n’était pas bien difficile, Maggie était littéralement surdiplômée pour l’emploi qu’elle occupait. À dire vrai, elle s’ennuyait de pieds fermes. Ce ballet avec Dwight, ça avait été aussi l’occasion de se distraire, de fricoter avec le démon. Et maintenant, elle n’arrivait plus à se défaire de son emprise. Combien de fois s’était-elle réveillée chez lui, déphasée, des flashs derrière les yeux, réalisant lentement mais avec certitude qu’elle avait goûtée la poudre, et caressait un univers diamétralement opposé au sien. Un univers qu’elle s’était fait une fierté d’éviter : « moi ? Je ne toucherais jamais à la drogue, c’est pour les faibles d’esprit ». Petite michto. Boire, fumer, se droguer, elle était tombée un à un dans tous les vices qu’elle avait auparavant méprisé.  

Elle s’en rendait compte. Elle n’était juste pas capable de s’en empêcher. Il y avait quelque chose de merveilleux dans la chute, dans cette impression de s’enfoncer, elle en devenait même curieuse de savoir combien de temps tout cela pouvait durer. Une curiosité malsaine, quasiment morbide, flirtant avec le sentiment que malgré tout… Elle vivait. Une vie questionnable, mais une vie quand même.

Une vie soudain confrontée à un choix.
Dwight s’était encore fait prendre, une énième fois, il était au poste. Elle connaissait le responsable, il y avait toujours moyen de lui sauver la mise… En graissant une patte, en souriant un peu plus que de raison, en faisant des promesses qu’elle ne tiendrait pas. Sa réputation ne pourrait pas vraiment en souffrir, elle n’en avait plus réellement. Elle hésita, longuement. Il n’y avait personne à qui elle pouvait demander conseil. Elle allait devoir prendre ses responsabilités, seule, diablement seule.

Maggie n’appela pas le responsable de la prison.