C'était un jour comme n'importe quel autre depuis le début de l'épidémie - du moins, en apparence. Ashihei avait passé cette journée parmi les sauveurs afin de continuer de faire le métier pour lequel il s'était battu des années durant. Pourtant, aujourd'hui, il ignorait un peu si tout ceci avait un sens. Combien de survivants y avait-il ? Probablement bien moins que de rôdeurs qui naviguaient dans tous les Etats d'Amérique. Alors à quoi bon s'évertuait pour tenter de survivre ? Un jour, deux, trois... supplémentaires. Quelques jours supplémentaires pour essayer de comprendre et de voir un autre soleil se lever. Pour entendre une radio se déclencher en même temps qu'un rire tonitruant dans le poste annonçant que tout ceci n'était qu'une foutue blague. Tant qu'il y avait de l'espoir, les chercheurs continueraient de mettre au point le vaccin pour immuniser les rescapés ; et Ashihei ne croyant plus à l'humanité, traînait encore ses pieds pour les accompagner.
Après tout, le Japonais s'était sacrifié pour eux. Pour un peuple qu'il ne connaissait que très peu. Pour des personnes qui, peut-être, avaient toujours leur famille à leurs côtés, ou non bien loin. Lui s'était laissé faire tester pour permettre à d'autres de conserver le peu de temps qu'ils possédaient auprès des leurs. Parce que la famille du tatoué n'était pas sur ce continent. Il était venu seul, quittant sa femme et son fils au Japon, pour une mission humanitaire en rapport avec les enfants. Et il savait aujourd'hui qu'il ne pourrait sans doute pas revenir d'où il venait avant un bon bout de temps. Le pire dans tout cela était qu'il ignorait si l'épidémie était d'ordre mondiale ou pas. Cela l'énervait, le poussait dans ses retranchements et la rage montait en lui en bloc.
En cette fin de journée, comme assez souvent, il s'était isolé, plus loin sur la plage, là où aucuns regards curieux ne l'apercevait. Il aimait se retrouver tout seul, s'aventurant parfois dans la forêt en arrière - comme cette fois. Il marchait sans but précis, son hanbo lui servant d'appui. Il flânait juste là, agacé par ce monde qui l'entourait et qu'il ne comprenait plus très bien. Il s'enfonçait dans la forêt, son âme s'évadant un peu plus à chaque foulée. Ashihei s'oubliait petit à petit pour laisser la place à quelqu'un d'autre, à quelque chose d'autre. Ses yeux devinrent vitreux, ce qui l'obligea à se stopper un instant afin de patienter que sa vue revienne. Au même moment, il entendit des grognements, des pieds traînés comme il connaissait si bien ce bruit depuis trop longtemps à présent. Des rôdeurs semblaient arriver sur sa gauche. Cependant, il n'avait pas peur parce que quelque chose rugissait bien plus fort encore dans sa poitrine. Quelque chose qu'il ne parvenait pas à contrôler.

« Allez-vous en », articula-t-il en une voix caverneuse.

Mais à qui parlait-il ? Lui-même ou bien à ces... zombies ? Il n'eut pas le temps de se poser davantage de questions qu'il se vit fondre sur le groupe de trois monstruosités qui paraissaient dans l'espace. Il se rua sur un premier, aveuglé par une rage incommensurable et brisa son crâne contre l'arbre le plus proche. Le second, qui s'approchait déjà de lui, connut un sort tout aussi funeste en atterrissant face contre terre, le pied du Japonais enfoncé dans sa tête. Quant au troisième, il se passa une chose particulière. Ashihei et lui se regardèrent plusieurs secondes, sans rien faire, comme si le zombie reconnaissait l'un des siens. Néanmoins, ce ne fut pas le cas du vacciné puisque celui-ci désarma sa lame de son bâton pour trancher le crâne du rôdeur. Puis, il se rendit près de lui pour commencer à lui ouvrir le ventre, affamé.
Puis, un bruit attira son attention. Les mains plongées dans les tripes du zombie, Ashihei releva le visage, à l'affût du moindre arrivant.

Les mains toujours plongées dans le corps du rôdeur allongé au sol, définitivement mort, il avait cette irrépressible envie de le dévorer. De porter à sa bouche ces tripes à l'air, ces morceaux de chair déjà en décomposition depuis sûrement beaucoup trop de temps à présent. Il avait cette envie terrifiante et dont il ne se rendait pas tout à fait compte, mais quelqu'un venait d'être là, de le rejoindre. Il n'était plus tout seul dans la forêt, un autre homme était lui aussi dans la forêt. Le visage du Japonais se tourna dans sa direction, l'apercevant plus ou moins visiblement à travers ses yeux vitreux.
Contrairement aux zombies, Ashihei possédait encore sa conscience humaine. Les transformations physiques l'ayant affecté étaient très légères car en-dehors de ses yeux, rien d'autre n'avait changé sur son corps. Le plus gros problème était d'un tout autre ordre car quand il se mettait dans "tous ses états", rares étaient les fois où il s'en rappelait par la suite. Dans l'immédiat, cela ne lui avait porté aucun préjudice, mais qu'en serait-il cette fois ? Il finit par se relever, essuyant ses mains sur son pantalon en esquissant un sourire en direction de son interlocuteur.

« Je n'essaie pas de passer inaperçu, lui répondit-il en s'approchant d'un pas ou deux de lui. Je crois que... je crois que j'avais juste envie de manger quelque chose. »

Cela était plutôt logique, non ? Les vivres se faisaient de plus en plus rares chaque jour. On ne pouvait pas nourrir correctement autant de monde. Ashihei avait eu envie de venir par là pour tenter de chasser quelque chose et voilà que des rôdeurs étaient apparus. C'était tout à fait plausible, n'est-ce pas ? Apparemment peut-être pas tant que cela, mais le sauvage comptait bien prouver à son interlocuteur qu'il n'avait pas perdu la tête. Les zombies étaient de la viande comme n'importe quel autre animal sauvage - il suffisait juste d'y mettre un peu les formes pour l'apprécier à sa juste valeur.
La première fois qu'il avait tenté cette expérience (même si seul son subconscient s'en rappelle) ses babines et son estomac avaient été ravis. Ce n'était peut-être pas si mauvais que cela, quand on en parlait de cette manière, imaginant tout de suite la décomposition avancée de ce qui avait pu être un être humain, il était certain que pour les survivants c'étaient loin de paraître alléchant. Mais grâce au vaccin, beaucoup de choses étaient désormais rendues possibles. Alors, sans doute pour par gentillesse, comme c'était dans sa véritable nature depuis toujours, Ashihei revint vers le cadavre éventré pour y remettre l'une de ses mains et en extraire un long boyau. Cela fait, il se retourna vers son interlocuteur pour lui le tendre.

« J'ai bien l'impression qu'il y en a assez pour deux. Tu en veux ? »

Néanmoins, avant que l'autre n'eut le temps de réagir, le Japonais le porta à sa bouche pour en arracher un morceau de ses dents, le mastiquant, puis l'avalant ; un sourire relativement étrange tracé sur ses lèvres ensanglantées. Il s'approcha un peu plus du jeune homme en face de lui, la main toujours tendue vers lui comme pour lui offrir ce met de rare qualité et savoureux. Cependant, Ashihei avait comme l'impression bizarre qu'il n'était pas réceptif à son présent. N'était-ce qu'une impression ou la triste réalité ? Il fronça les sourcils, insistant encore, presque offensé. Il osait le déranger dans son repas et tout cela pour ne pas déjeuner avec lui quand on le lui proposait ? L'ancien médecin urgentiste était à deux doigts d'exploser une nouvelle fois.

Ashihei avait bien eu raison au sujet de son interlocuteur. Celui-ci paraissait bien loin d'être tenté par ce qu'il lui offrait, déclarant qu'il devait avoir une barre chocolatée à lui proposer. Le japonais n'en souhaitait pas, la nature lui donnait suffisamment de quoi se nourrir. Il ne comprenait pas tout à fait pour quelle raison le jeune homme en face de lui ne semblait pas l'entendre de cette oreille. Quel est le problème ? Etant complètement aveuglé par ses effets secondaires, Ashihei ne possédait pas de raisonnement lucide par rapport à d'ordinaire. Car oui, d'habitude, le japonais était bien l'un des premiers à ne pas s'approcher de trop près des rôdeurs, de tenter de les repousser pour en pas se faire contaminer. Qui le croirait en le voyant en train de déguster l'un d'entre eux ?

« MANGE ! »

Ce fut un râle qui s'extirpa de la gorge d'Ashihei tandis qu'il sentait la colère l'envahir. Pourquoi son compagnon d'infortune le quittait déjà ? Il n'avait pas d'excuse pour s'en aller ; ils n'avaient qu'à peine fait connaissance. Ashihei le trouvait clairement malpoli. Lui avait été si gentil et accueillant envers lui qui n'aspirait qu'à s'échapper. De quoi avait-il peur ? Ashihei n'était pas l'ennemi... mais il pouvait bien évidemment le devenir.
Si le japonais était là aujourd'hui, c'était par tout un concours de circonstances, voire carrément même de malchance. Loin de chez lui, de sa terre natale, il avait du apprendre à se faire comprendre et à comprendre aussi en retour. Il avait fait de son mieux pour garder la tête sur les épaules, ne pas se laisser trop envahir par ses sentiments, par ses douleurs de sa famille abandonnée derrière lui sans même savoir si tout allait bien pour elle. Ashihei avait nourri l'espoir qu'un jour tout redeviendrait comme avant et c'était pour cette raison qu'il avait accepté de participer à la conception d'un vaccin. Les recherches furent longues, jusqu'à ce qu'un résultat satisfasse. Là alors, il avait voulu rendre service à la nation américaine en se sacrifiant pour leur venir en aide. Il ne s'attribuait cependant aucun mérite, bien qu'il le pourrait s'il découvrait un jour l'état psychologique dans lequel ce vaccin l'avait plongé.

« Pourquoi est-ce que tu ne veux pas manger avec moi ? Il ne reste assez pour toi », reprit-il comme pour attirer l'attention de son interlocuteur.

Néanmoins, ce dernier avait bel et bien pris ses jambes à son cou et cela fut loin de plaire au tatoué. Celui-ci grogna légèrement, abandonna finalement le boyau qu'il avait saisi un instant plus tôt et se concentra sur son bâton qu'il avait laissé appuyer contre un arbre. Automatiquement, il l'attrapa et ne tarda pas à se mettre à la poursuite du fuyard. Comme il était assez élancé et qu'il avait pratiqué pas mal de sport, ses déplacements étaient plutôt aisés et il ne mit que quelques secondes à retrouver le jeune homme de tout à l'heure. Il le dépassa même pour plaquer son bâton contre son torse de sorte à lui faire barrage.

« Je n'aime pas les impolis. C'est une valeur que j'ai appris il y a bien longtemps, mais on dirait que cela n'est pas ton cas. »

Cet américain sentait la chair fraîche et quelque chose dut se dérégler chez Ashihei pour qu'il se mette à voir complètement rouge. Loin d'être rassasié, l'eau lui montait même à la bouche et il se voyait déjà en train de fondre sur sa proie, lui ouvrant le ventre d'un coup franc. Son premier coup partit donc tout seul, son hanbo venant se loger dans l'estomac du jeune homme.

C’était quelque chose qui avait disjoncté dans son esprit. Il ignorait bien quoi, il ignorait même ce qui lui arrivait, mais tous les câbles n’avaient pas réussi à se connecter, là-haut. Tout cela était dû au vaccin qu’il avait reçu quelques semaines auparavant, mais comment pouvait-il s’en rendre compte s’il ne s’en souvenait pas à son réveil ? S’il mangeait toutes les personnes qui auraient pu en témoigner pour lui ? En serait-il de même pour ce jeune homme qu’il avait réussi à rattraper ? Oui, il le trouvait extrêmement malpoli, mais qui ne le serait pas en tombant sur un cannibale ? Sauf que tout cela, l’esprit d’Ashihei ne le remettait pas dans l’ordre, ou même ne le remettait pas du tout. Il avait commencé à voir rouge et tout ce qu’il désirait c’était se mettre sous la dent un morceau de ce survivant.
En moins de temps qu’il n’avait fallu pour le dire, le Japonais avait rejoint l’Américain, l’interceptant avec son hanbo avant de lui en coller un coup dans l’estomac. L’autre sembla surpris, jura un instant en faisant un bond sur le côté, probablement sans doute pour éviter de s’en prendre un second. Néanmoins, tant qu’Ashihei n’aura pas eu le droit de goûter à sa chair fraiche,  il ne lâcherait pas l’affaire. C’était plus fort que lui. Il était irrémédiablement attiré par ce garçon, comme s’il n’y avait rien d’autre que cela dans son esprit. Ashihei devenait un véritable animal et ses pulsions ne risquaient pas de se dissiper tout de suite.

« Je voulais partager avec toi, mais comme tu n’en veux pas, c’est toi que je vais devoir manger. »

Il se moquait bien des propos de son interlocuteur qui n’avait pas le moindre sens à son humble avis. Ses yeux étaient à moitié révulsés tandis qu’il s’approchait de lui, se servant de son bâton comme appui. Oui, il allait le manger parce que c’était ainsi que cela fonctionnait désormais. Si on ne souhaitait pas être avec lui, lui qui voulait bien partager sa nourriture, et bien cette personne devenait sa nourriture. Cela était tout à fait logique, n’est-ce pas ? D’ordinaire, Ashihei était quelqu’un qui avait le cœur sur la main, qui se préoccupait davantage des autres avant de lui-même ; ce trait-là de son caractère s’était simplement modifié... mais de manière très légère. Il n’avait pas si changé que cela, de ce qu’il croyait.
Finalement, le tatoué s’approcha de nouveau de son camarade, son hanbo toujours bien en main. Il était prudent, y allait avec calme et douceur ; il ne fallait surtout pas mettre sa proie en alerte. Malgré son comportement divergeant, il conservait certains instincts qui révélaient sans nul doute le fait de sa proximité avec une quelconque ressemblance animal. Il était à l’affût du moindre geste de son interlocuteur, mais il en avait déjà assez de ne pas passer à l’action. Aussitôt pensé, Ashihei fonça sur sa cible pour essayer de le déséquilibrer en lui donnant un coup de bâton au niveau des jambes.
Levant ensuite son arme, il tenta de taper sur son crâne, juste à son sommet histoire de le sonner et de pouvoir par la suite le dévorer à demi-conscient. Cependant, le coup dut à peine effleurer l’oreille de l’Américain, sifflant près de son corps. L’avait-il évité ou Ashihei s’était-il raté ? Sa rage grandissait de secondes en secondes. Il poussa un cri rauque qui résonna dans la forêt avant de vouloir se jeter sur le pauvre innocent à quelques centimètres de lui. À cet instant, clairement, le Japonais n’avait plus rien d’un être humain, sinon peut-être sa rapidité – en comparaison avec les marcheurs.

« Tu vas mourir ! » hurla-t-il.