Au tout début, j'ai eu une très mauvaise réaction. Je me suis comporté tel un enfant. Les maisons se vidaient parce que les gens avaient peur, donc je profitais de leur absence pour bénéficier de leurs biens abandonnés derrière. J'entrais dans leur maison comme si elle était la mienne alors que je n'en avais jamais eue. Je prenais pour acquis ce que je ne possédais pas. J'ai dormi dans des lits qui n'étaient pas à moi et je ne prenais pas la peine de replacer les draps. Je ne volais ni ne brisais les choses volontairement, cependant j'abusais des ressources à ma disposition. À mon sens, les choses allaient revenir à la normale sans que personne ne remarque mes méfaits. J'avais dans l'idée que l'ordre reviendrait au bout de quelques semaines.

Je me pensais réellement seul avant de remarquer, au bout de quelques jours, une présence inconnue. Ma première hypothèse a été qu’un propriétaire mécontent de ma visite à son domicile veuille réparation, toutefois, j'ai rapidement compris qu'il s'agissait d’Andrew. Andrew est le neveu de mon ex. L'enfant que j'aurais pu avoir dans une autre vie avec sa tante. J'ignore comment il a réussi à me suivre, et ce, pendant plusieurs jours sans que je m'en aperçoive. Pour quelle raison ai-je été sa source d'inspiration pour survivre? Je suis assurément le pire des survivants. Encore aujourd'hui, je me demande comment j'ai fait pour tenir le coup. Chaque décision est généralement accompagnée de conséquences que je n'arrive jamais à réparer. « Le hasard » a-t-il répondu lorsque je lui ai posé la question. Ce n'était pas volontaire ; nos routes se sont seulement croisées. Quand on y pense c'était plutôt évident. Nous n'avons pas demandé à affronter ce monde, n'avons pas demandé à dépendre l'un de l'autre. Nous étions deux imprudents luttant contre les imprévus de la vie. Andrew avait environ 16 ans, je présume, car je n’avais jamais posé la question. Et je le sentais parfois plus mature que moi. Nous étions débrouillards et nous nous sommes souvent confrontés à ce phénomène dit « concurrentiel ». Autrement dit : qui sera le plus rapide ; qui sera le plus endurant ; qui sera le plus créatif? Andrew et moi appartenions au même réseau familial même si nous ne nous côtoyions mutuellement pas davantage. Et malgré tout, j’étais devenu « responsable » de sa sécurité, responsable de ce petit crétin qui m'a faussé compagnie plus d'une fois lorsque nous étions en désaccord. Et il faut savoir que nos désaccords étaient bruyants et brutaux, parce que nous étions deux hommes incompris haussant la voix pour nous faire entendre. Malgré tout, nous avons été dans l’obligation de nous heurter pendant quelques semaines, mais la cohabitation était ardue et mettait ma patience à rude épreuve. J'étais un très mauvais modèle, mais surtout je n'étais pas son père. Nous étions deux gamins incapables de se faire comprendre ou de se comprendre. Nous ne nous écoutions pas ; nous préférions élever la voix ou ignorer lorsque quelque chose ne faisait pas notre affaire. Autant dire que certaines journées étaient atrocement longues. Dans ces moments, je maudissais de l'avoir dans mes pattes. L'une de nos disputes a été mouvementée. De ce fait, nous avons été séparés. Les remords ne m’ont pas immédiatement poussé à le chercher, donc j'ai laissé traîner mon devoir. J’étais le plus vieux donc c'était à moi de prendre soin de lui. Et lorsque je me suis enfin décidé, il était introuvable.

Je n’ai jamais été doué avec les enfants. Quand ils bavaient, je grimaçais. Quand ils se faisaient mal, je détournais les yeux. Quand ils pleuraient, je voulais m’arracher les oreilles. Les couples d’amis que je fréquentais s’émerveillaient de bonheur chaque fois qu’un son sortait de la bouche de leurs gamins. La vie des autres paraissait tellement facile que j’avais le sentiment d’avoir coulé avant d’atteindre le port. Étonnamment, je me suis trouvé pire phobie que les enfants : les adolescents. Mais les journées sans Andrew sont rapidement devenues vides de sens.

Novembre 2015 s’est avéré mouvementé. La vie semblait éclore à nouveau. Les survivants affluaient de partout, comme désespérés à l’idée de trouver un endroit où s’abriter pour l’hiver. C’était l’un des désavantages de vivre au jour le jour ; on ne prenait réellement conscience du temps qu’une fois face au désespoir. Le tout puissant semblait m’avoir offert un présent inestimable : une chance de voyager loin. Sur la rue, j’avais trouvé une voiture en état de fonctionner, moteur vibrant. Je voulais terriblement m’asseoir à l’intérieur et m’enfuir avec elle. Malheureusement, elle avait déjà un propriétaire ; il sortait d’un magasin au moment exact où j’ouvrais la portière. La suite paraît logique ; lui et ses copains m’ont attrapé et je me suis retrouvé cloîtré dans une cage. C’était mieux que de n’avoir nulle part où dormir? En plus, j’étais nourri (je mangeais mieux qu’en essayant de survivre par mes propres moyens). Je ne comprenais pas pourquoi tous les autres étaient à ce point terrifiés jusqu’au jour où j’ai été témoin du retrait d’un captif. Finalement, la belle vie était une illusion. Nous étions simplement dans l’attente d’une sentence, certains depuis beaucoup plus longtemps que moi. J’étais nouveau quand un plan s’est mis en place pour notre évasion, je me suis contenté d’écouter pour suivre le mouvement. Je ne voulais pas manqué l’opportunité de fuir. Dans la foulée, cependant, la cage dans laquelle j’étais emprisonné est tombée, enterrée par deux autres plutôt lourdes. Les captifs ont pris la fuite, pourchassés. Je me suis retrouvé seul, incapable de me libérer de ma prison de fortune. Au bout d’un moment, je suis néanmoins parvenu à défoncer les parois de ma cage. J’avais été ralenti et n’avait pu suivre le groupe en fuite. J’ai donc choisi une direction au hasard. Et comme par hasard, je suis tombé nez à nez avec le type qui m’avait enfermé. Sa jambe était brisée : l’os de son tibia avait déchiré la chair pour se frayer un chemin. Des visages inconnus s’étaient approchés, observant le même homme que je n’essayais ni d’aider ni de tuer. J’ai reconnu le visage de Rebekah. Dans mon souvenir, nous avions eu quelques désagréments monétaires. J’ai présumé qu’elle ne m’en tenait pas rigueur, puisqu’elle n’a pas essayé de me tuer. Elle s’est directement adressée à moi en mentionnant Bodie ; elle a dit que mon ticket d’entrée s’obtiendrait en tuant l’homme. Je devais montrer que je n’étais pas un lâche. Tuer un homme ne faisait pas partie de mes fantasmes ; même que la simple idée de blesser une personne à mort me troublait énormément. Une donnée a su me convaincre d’agir pour me faire accepter par ce groupe : j’ai vu la morsure discrète cachée sur la manche du chandail de l’homme. Il avait été mordu pendant le soulèvement. Il allait mourir de toute façon. Je devais seulement me convaincre que j'abrogerais ses souffrances. J’ai pensé à Maxim et je me suis demandé comment elle aurait réagi. Je n’ai pas su, je n’ai pas deviné. Être dans la tête des gens n’a jamais été l’une de mes compétences. Mais je savais que j’avais assez de « courage » pour m’exécuter. J’ai planté le poignard qu’on me tendait directement dans l’œil droit. J’ai bel et bien eu l’autorisation d’aller à Bodie.

Je suis resté à Bodie une bonne année. Une année particulièrement difficile. Rebekah s’était d’abord assurée que je sois accepté. Ses sourires étaient indéchiffrables. Je reconnaissais bien la fille que j’avais connue. En retour, je lui souriais également ; non pas avec joie, mais avec appréhension. Plus les semaines avançaient, plus les missions auxquelles je participais étaient pénibles et sans retour en arrière. J’ai compris que les conflits de notre passé, lorsque le jeu était mon addiction et le crime était son boulot, ne s’étaient pas effacés avec le temps. J’avais une dette à payer ; et je la payais par la sueur et l’essoufflement, toujours plus chaque jour (avec indemnité). Ceux qui m’avaient accepté, ceux en qui j’essayais d’avoir confiance, avaient des couteaux dans le regard. Je ne dormais plus la nuit de peur d’être assassiné. Finalement, ma cage et les autres captifs me manquaient. J’ai assisté aux préparatifs de l’attaque contre Angel Camp ; je devais en faire partie, mais j’ai plutôt choisi de « décamper ». Je n’aurais pu m’enfuir seul. Malgré les mésaventures vécues à Bodie, j’avais néanmoins réussi à me faire des connaissances (grâce à mon imagination et quelques somptueux mensonges). J’ai quitté Bodie l’esprit encombré d’incertitudes.

Dans les derniers jours, j’ai été mordu. Une morsure humaine. Une belle dentition. Un mal de chien. Et quand la malchance s’acharne, elle s’obstine à me pourrir la vie. C’était un énorme malentendu. J’ai voulu aidé une dame complètement hystérique, parce qu’il m’arrive d’aider autrui quand la motivation m’envahit, mais je ne comprenais aucun mot de ce lorsqu’elle s’exprimait. Elle était possiblement espagnole, mexicaine, bref, elle n’était ni anglaise ni asiatique. Je pense qu’elle n’a pas apprécié mon bras autour de sa taille pour l’aider à descendre d’une fenêtre, car elle m’a vivement repoussé pour finalement me mordre à l’avant-bras. Ensuite de quoi, elle m’a frappé avec la première chose qui se trouvait à proximité, le couvercle métallique d’une poubelle. Le coup m’a vrillé les tympans. Sans m’évanouir, je suis resté sonné. J’ai dû m’asseoir contre la maison le temps de reprendre mes esprits, insulté d’avoir été mal compris. Et comme chaque fois, je ne suis jamais vraiment seul. Le canon d’une arme s’est braqué sur mon front. « Infecté. » Un seul mot, assez puissant pour me ramener à la réalité. Survivre avait toujours été ma priorité. On pensait que j’avais été mordu par un mort, mais c’était faux. Avec ferveur, j’ai défendu mon état de santé. J’ignore comment j’ai réussi, mais ils m’ont épargné en disant « Vance scellera son sort ». (L'absence de fièvre ou de symptômes alarmants devaient jouer en ma faveur). Quand ils m’ont embarqué, j’ai aperçu parmi eux un fantôme de mon passé : Andrew. Ellia était donc ma nouvelle destination, même s’il était possible que je sois exécuté. La morsure à mon bras était une preuve de contamination. Voilà où j’en suis aujourd’hui, dans une cage, surveillé au cas où j’aurais menti et que je sois réellement contaminé. Dois-je remercier ce Vance que je ne connais pas encore pour me laisser le bénéfice du doute ou est-ce une décision qui ne le concerne pas? Ils attendent sûrement que je ne sois plus une menace pour Vance avant qu’on ne me catégorise. Déviant jusqu’à preuve du contraire?